Laisser les salariés choisir leur salaire : bonne ou mauvaise idée ?
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Dans la famille des innovations en matière de rémunération, je demande “l’autodétermination salariale”. Comprenez, la possibilité pour les collaborateurs de décider de leur salaire. Un mode de fonctionnement particulier qui exige un fort niveau de responsabilisation des salariés sous peine d’engendrer des difficultés. Deux entreprises qui l’ont adopté nous expliquent leur cheminement.
Que celles et ceux qui souhaitent une augmentation lèvent le doigt ! En matière de transparence dans les politiques de rémunération, l’une des expériences les plus jusqu’au-boutiste consiste à laisser les salariés choisir leur rémunération. Dans l’hexagone, quelques entreprises ont déjà tenté l’expérience, avec plus ou moins de succès. L’une des plus connues d’entre elles, Lucca, l’a initiée dès les années 2000, avant de la pérenniser en 2016. L’entreprise pourvoyeuse de logiciels SIRH a mis en place un comité accessible aux salariés ayant au moins trois ans d’ancienneté. Ce comité permet à tout collaborateur de soumettre une demande de revalorisation salariale, à hauteur d’un minimum de 2000 €, s’il considère que sa rémunération n’est pas parfaitement alignée avec la grille salariale, réévaluée tous les deux ans. Après avoir formulé sa demande par écrit, le salarié présente ses arguments, et un débat d’une durée de 5 à 10 minutes est ensuite organisé, avec notamment la participation du DRH et du CEO. Au final, environ 10 collaborateurs activent ce levier chaque année, et c’est bien eux qui ont le dernier mot.
L’objectif affiché par Lucca ? Évacuer le sujet de la rémunération pour ne pas trop s’y attarder et en faire… “un non sujet”. Un mode de fonctionnement qui participe plus globalement à une politique en faveur de la transparence et d’une responsabilisation accrue des salariés. Depuis, d’autres entreprises ont emboîté le pas à Lucca qui compte aujourd’hui plus de 600 salariés. Et comme nous allons le voir, ces entreprises ont fait évoluer leurs modèles pour lutter contre certaines difficultés propres à leur organisation.
L’autodétermination salariale : à chacun sa recette
Cas pratique n°1 : Fasterize, une approche individualisée
Fasterize, entreprise spécialisée dans l’optimisation des sites web, a adopté l’autodétermination des salaires de manière assez naturelle. Au départ, les 6 membres de l’équipe (une petite trentaine aujourd’hui) étaient dans une logique d’intrapreneuriat, chacun étant garant du succès de l’entreprise. Lorsque Fasterize a généré suffisamment de bénéfices pour envisager des augmentations, tout le monde s’est assis autour de la table pour réfléchir au partage de la valeur, sachant que les fiches de salaire des uns et des autres étaient déjà disponibles à la vue de tous.
Les premiers pas
“Au démarrage, nous avons mis en place un Google Sheet répertoriant les salaires actuels, ainsi que les souhaits d’augmentation. Si aucune objection n’était formulée, que ce soit de ma part ou des autres collaborateurs, l’augmentation était validée. Ce système a permis des augmentations importantes, allant par exemple de 40 à 60 K par an”, explique Stéphane Rios, fondateur et CEO.
L’évolution du process de Fasterize
Depuis sa mise en place il y a 8 ans, le process d’autodétermination des salaires a évolué chaque année pour se parfaire. “On s’est rendu compte qu’il y avait une forme de pression sociale quand tout le monde pouvait visualiser les demandes. De plus, quand en tant que dirigeant je ne me suis pas augmenté l’an dernier, j’ai l’impression que cela a bridé le reste des collaborateurs”, remarque Stéphane Rios. Désormais, les demandes d’augmentation ne sont donc plus publiques mais envoyées de manière individuelle sur une adresse mail dédiée. Il est ensuite possible de rejoindre un groupe où toutes les demandes sont accessibles, mais à ce jour, tous les employés n’en ont pas fait la demande. Le bon côté de cette nouvelle pratique plus individuelle est aussi qu’elle pousse chacun à écrire un argumentaire, et ainsi à prendre davantage de recul sur sa demande (réflexion sur son apport à l’entreprise, à sa valeur sur le marché, le tout en corrélation avec l’état financier de la société).
Les 2 mises en garde de Stéphane Rios
- Ne pas tomber dans une discussion de “marchand de tapis” : “Je ne donne pas de budget en amont et laisse les gens se positionner d’eux-mêmes. Même si l’on dépasse parfois de quelques milliers d’euros ce que nous avions prévu, ce n’est rien sur un budget de 4 millions alloué à la masse salariale. Raboter une augmentation de 500€ par an risque de créer de la déception pour rien. Ce n’est donc pas ma philosophie”, souligne-t-il.
- Faire attention aux femmes : “C’est un sujet sensible, notamment quand les femmes partent en congé maternité. Elles n’osent alors pas s’augmenter. Pour ma part, je les encourage à s’évaluer sur les mois où elles étaient présentes, et à ne pas se pénaliser pour leur absence”, recommande-t-il.
Cas pratique n°2 : FlexJob, une approche collective
FlexJob est une entreprise spécialisée dans la facilitation RH qui a adopté dès le départ l’autodétermination des salaires. “J’ai été très influencé par les travaux de Frédéric Laloux et tous les ouvrages évoquant la transparence des salaires”, explique Jérémie Bataille, fondateur et CEO. Au démarrage, l’équipe alors composée de 4 personnes en plus du fondateur, se réunit pour partager les bénéfices. “On était un peu en mode “qui veut quoi” ? Ce jour-là nous avons attribué une augmentation à une personne qui était absente, et qui l’a mal vécu, ne pensant pas la mériter”, se souvient-il.
Les premiers pas
C’est en regardant la manière de fonctionner d’autres entreprises que FlexJob a trouvé sa propre voie. Au départ, chacun formulait sa demande de manière individuelle, puis un tour collectif était organisé, avant un dernier tour de clarification. Depuis, le modèle a évolué, notamment en ajoutant des temps d’échange en 1-1 pour solliciter l’avis des autres collaborateurs.
L’évolution du process de FlexJob
C’est en menant ces premières expérimentations que Jérémie Bataille a pu constater les limites de l'exercice, même dans une structure de petite taille (10 collaborateurs). “Mine de rien, autodéterminer son salaire peut coller une forme de pression aux collaborateurs. Beaucoup d’entre eux, notamment les femmes, n’osaient pas s’augmenter. Leur réflexe était de laisser les autres se servir avant eux”, pointe Jérémie Bataille. Le fondateur a donc souhaité infléchir le process en le rendant plus collectif, notamment en faisant tourner le “rôle rémunération”, c’est-à-dire les personnes chargées de faire évoluer le process.
Désormais, celui-ci compte 5 étapes :
- Le partage des données chiffrées de la société
- Un temps d’évaluation personnelle auprès des pairs
- Un premier tour de table pour exprimer ses souhaits
- De nouveaux temps individuels pour confronter les demandes
- Un dernier temps collectif où l’on actualise le fichier avec les augmentations finales. Celles-ci sont validées à travers la prise de décision par consentement (si personne ne s’oppose, l’augmentation est validée). Une personne peut émettre un véto, mais doit contre-proposer quelque chose.
Les 2 mises en garde de Jérémie Bataille
- Transmettre en amont un maximum de culture financière aux salariés. “Il est arrivé que des collaborateurs aient peur que l’on ne puisse plus payer les salaires, sachant que ces derniers représentent 80% de nos dépenses, soit notre premier levier d’investissement. C’est pourquoi il est essentiel de bien expliquer ce qu’est un compte de résultats par exemple. La transparence est intéressante, mais seulement quand elle bien expliquée et partagée”, affirme-t-il.
- Avoir en tête que l’on perd un facteur de motivation extrinsèque. “Quand on est dans le modèle de l’autodétermination des salaires, ce n’est plus le manager qui octroie une augmentation en guise de reconnaissance. Certes, c’est un facteur de motivation extrinsèque, mais c’est un point de vigilance à garder en tête puisqu’il faudra développer d’autres formes de reconnaissance”, souligne le CEO de FlexJob.
Bien peser le pour et le contre
Si nos deux interlocuteurs sont convaincus des bienfaits de la transparence, tous deux sont unanimes : il s’agit de la cerise sur le gâteau, mais pas l’inverse. Bien souvent, l’autodétermination des salaires est le parachèvement d’une politique de rémunération libérée, d’un haut niveau de confiance et d’autonomie accordé aux collaborateurs. “Notre modèle ne marcherait pas dans une plus grosse structure ou alors il faudrait l'éclater par unité. Dans tous les cas, chaque entreprise doit trouver le modèle qui correspond à sa culture”, recommande Jérémie Bataille.
Quant à Stéphane Rios, il rappelle le caractère extrêmement responsabilisant de l’autodétermination des salaires. “Quand on ne se sent qu’un pion dans une entreprise, que l’on ne sait pas où va l’argent, quel est son intérêt à déterminer son augmentation, cela ne peut pas fonctionner. Il y a beaucoup d’étapes auparavant à atteindre, à commencer par la transparence des rémunérations, qui, je le crois, élimine énormément de pollution dans l’entreprise”, conclut-il.