“Le privilège des dirigeants” : quand les managers boudent le bureau
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Selon une enquête menée par McKinsey, 50 % des managers préfèrent le télétravail et seraient prêts à quitter leur emploi ou à réduire leur salaire pour le conserver. Dans le même temps, seulement 6 % des employés juniors ont la même opinion. Or, cette désertion des managers n’est pas sans conséquences pour les équipes. Mais pour y remédier, encore faut-il en comprendre les causes.
Connaissez-vous le “privilège des dirigeants” ? Cette tendance démontre que ceux qui ont le plus de pouvoir dans l'entreprise choisissent souvent de travailler à distance, alors que les employés de niveaux inférieurs sont contraints de se rendre au bureau. Menée auprès de 13 000 employés de bureau dans six pays, l’étude McKinsey révèle en effet que 48 % des employés de “haut rang” travaillent actuellement à distance au moins un jour par semaine, tandis que seulement 33 % des employés débutants en font de même. Dans un article consacré au sujet, Fast Company pointe que le phénomène est exacerbé par certains biais cognitifs, à l’image du biais de “statut quo” (résistance au changement post Covid), et le "gap d'empathie", qui empêche les dirigeants de comprendre les défis rencontrés par leurs subordonnés.
D’un point de vue purement pragmatique, de tels écarts s’expliquent aussi par l’âge et la situation personnelle des managers. “Les managers sont généralement plus âgés et ont tendance à s’éloigner des centre-villes parce qu’ils ont des familles et qu'ils recherchent un certain cadre de vie”, relève Boutayna Burkel, la fondatrice du cabinet d’efficience RH The Helpr. On sait notamment que durant la pandémie, beaucoup sont partis s’installer en dehors de Paris, parfois sans même en avertir leur employeur.
Des disparités selon les équipes
Sur le terrain, Selma Chauvin, CMO de Skillup, nous confirme également cette tendance à la désertion. “Lors de la pandémie, nous avons découvert tous les avantages de la maison : réduire les temps de trajet, pouvoir aller récupérer un enfant à la cantine le midi, ne pas poser de journée pour prendre un rendez-vous médical, travailler au calme… Alors, qu’il s’agisse de mes managers, collaborateurs, ou de moi-même, nous n’avions pas envie de revenir”, nous confie-t-elle. Mais si toute l’équipe semblait alignée, la Direction, elle, ne l’entendait pas de la même oreille, exhortant ses managers à revenir au bureau. “Ce qui nous faisait peur surtout, c’était que ce soit un retour au présentiel à temps plein”, ajoute-t-elle.
Pour autant, Selma a pu observer des disparités dans le ressenti des managers entre ceux qui étaient malgré tout prêts à revenir, et ceux reculant carrément des quatre fers. “Dans certaines équipes, notamment techniques, qui sont très acculturées au travail asynchrone, le retour au bureau des managers était plus compliqué encore que pour des équipes comme le marketing, qui ont besoin d’émulation collective. Il n’y a donc pas de règle absolue”, observe-t-elle. Autre point important : les managers partis en Province et se trouvant à plus de 2H de train avaient tendance à minimiser leur besoin de présence, tandis que les autres étaient plus prompts à venir au bureau. Or, “Le comportement du manager devrait refléter le comportement attendu de l’ensemble de l’équipe”, soulève Selma. C’est ce qui rend encore plus épineuse la question de son absence au regard d’un collaborateur lambda.
Manager à distance, pourquoi ça pose problème ?
Le hic, c’est que face à ce désintérêt pour le bureau, les employeurs ne semblent pas prêts à lâcher le morceau. Selon le KPMG 2023 CEO Outlook report, la quasi-majorité des 1 300 PDG britanniques, américains et japonais interrogés soutiennent les méthodes de travail pré-pandémiques. 64% de ces PDG prévoient même un retour complet au bureau d’ici à trois ans. On peut ainsi évoquer la décision du cabinet PwC au UK de traquer ses employés pour savoir s’ils passent suffisamment de temps au bureau. Dans la Silicon Valley, les géants de la tech s’inquiètent quant à eux du manque de créativité et d’émulation innovatrice au sein des équipes ne partageant pas la même boucle espace-temps. Et que dire de la phrase choc lancée par Nicolas Hieronimus, PDG de L’Oréal, à l’occasion du Forum économique de Davos : “les télétravailleurs n’ont absolument aucun attachement, aucune passion, aucune créativité”.
“Cette question est d’autant plus pertinente dans les métiers “intellectuels” où la présence managériale n’est pas accolée au contrôle mais plutôt à l’encadrement, la formation, l’exemplarité”, pointe Boutayna Burkel. Autrement dit, le manager n’est pas là pour faire la police mais plutôt pour transmettre, animer, mobiliser, motiver. Autant d’éléments plus difficiles à atteindre à distance comme le concède Selma. “On ne dira jamais les mêmes choses en présentiel qu’en visio”, pointe-t-elle. De plus, pour certains collaborateurs en difficulté, il peut être plus facile de solliciter de manière spontanée un manager que l’on sent disponible à côté de soi, qu’envoyer un message à une adresse email ou un avatar sur Slack.
Bref, pour la CMO de Skillup, rien ne peut remplacer le présentiel en matière de liens et discussions informelles. “Nous nous sommes rendus compte que les équipes les plus soudées étaient celles qui partageaient le plus de moments sociaux”, raconte-t-elle. Sans compter qu’une partie du travail du manager consiste à désamorcer les conflits au plus tôt, ce qui s’avère bien plus complexe à distance quand on est privé des signaux faibles. De plus, un manager qui ne siège pas au Comex peut lui-même manquer d’informations, et se faire bypasser par son N+1. “Lors des pots, j’ai même vu des collaborateurs parler à des managers d’autres équipes en l’absence du leur”, relève-t-elle.
Notons enfin que certains managers à distance adoptent des comportements nocifs qu’ils n’ont pas forcément en présentiel, “comme le micromanagement par exemple”, illustre Boutayna Burkel.
Alors, que faire pour aimanter à nouveau les managers au bureau ?
1. Se poser les BONNES questions
Inutile de travailler sur un florilège de bonnes idées si l’on ne remonte pas la source du problème : pourquoi a-t-on besoin de faire revenir les managers au bureau ? A-t-on constaté une baisse de la productivité ? De la créativité ? Et si tel est le cas, est-ce parce que les gens ne s’intéressent pas au projet, tout simplement ? “Que l’on soit en présentiel ou en télétravail, la démotivation ne faiblira pas si l’on n’agit pas sur l’objet de celle-ci”, pointe Boutayna Burkel.
2. S’interroger sur l’environnement de travail
Une fois que l’on a essayé de palper le fond du problème, on peut aussi se questionner sur l’écrin dans lequel les collaborateurs sont accueillis. Les locaux sont-ils suffisamment spacieux pour tout le monde ou est-ce l’enfer du flex-office ? Sont-ils suffisamment éclairés ? Pas trop bruyants ? Permettent-ils de se retrouver pour des temps informels ? Leur localisation est-elle pertinente au regard de la typologie des collaborateurs ? D’après une étude Slack x Opinion Way, 63% des salariés veulent un bureau réunissant différents acteurs de leur secteur d’activité. Ils sont aussi 58% à désirer y trouver un lieu de vie convivial permettant des moments de team building. L’erreur serait donc de faire venir les salariés pour qu’ils vivent exactement la même expérience qu’à la maison, soit un enchaînement sans fin de réunions derrière un écran.
3. Synchroniser la venue des collaborateurs
Outre l’environnement de travail, la présence des collègues est centrale pour susciter cette envie de revenir au bureau. Chez Skillup, l’entreprise a finalement choisi d’imposer des jours de présence obligatoire, et a encouragé les managers à organiser les réunions sur ces moments. On peut aussi profiter de ces temps de présence obligatoires pour organiser des moments conviviaux. “Il est très important que l’équipe vienne au bureau de manière synchrone afin que tout le monde ait accès au manager de la même façon”, pointe Selma. De son côté, Boutayna observe en effet que les conflits procèdent souvent d’une asymétrie d’information entre les collaborateurs.
4. Faire preuve de souplesse
Enfin, plutôt que de vouloir imposer un retour des managers à marche forcée, mieux vaut adopter un mode de fonctionnement hybride, en fournissant les bons outils pour collaborer à distance. “La conciliation du temps pro et perso est essentielle pour conserver l’engagement des managers qui ont eux-mêmes leurs propres obligations”, pointe la fondatrice de The Helpr. De son côté, Selma assure elle-aussi que “les managers sont d’autant plus disponibles pour leurs collaborateurs en présentiel qu’ils ont pu abaisser leur charge mentale en gérant leurs problématiques personnelles sur les jours de télétravail”. Et de conclure: “dans tous les cas, je crois fermement que les managers font preuve de bon sens. Ils savent quand on a besoin d’eux”.