Que se passe-t-il quand le salaire du patron est connu de tous ?

15/10/2024
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C’est un sujet dont on parle peu, propice à tous les fantasmes : la rémunération des dirigeants. Difficile de savoir combien ça vaut, un patron. Mais à l’ère de la transparence, voilà que certains d’entre eux osent faire le grand saut en dévoilant leur bulletin de paie. Avec ou sans élastique ?

C’était un vendredi soir de 2016. Celui où la mouche transparence (ultime) a piqué Edouard Pick. En un clic, le voilà qui publie tous les salaires de son entreprise de manière nominative sur l’intranet, y compris le sien et celui de son père, Thierry Pick. Le patriarche, encore aux manettes de Clinitex - entreprise experte en nettoyage professionnel qui compte 2000 salariés à l’époque (contre 4000 aujourd’hui) - ignore tout de l’initiative de son fils. “Nous étions déjà dans une forme de transparence relative et plus globalement en plein “coming out” managérial. Avec mon père, c’était l’escalade, à celui qui aurait l’idée la plus folle. Mais c’est vrai qu’il n’était pas très serein à l’idée que tout le monde découvre son salaire, d’autant que sa génération n’a jamais connu ce type de transparence”, se souvient l’actuel CEO de Clinitex.

“Cela a plutôt dépassionné le sujet”

Même s’il estime n’avoir rien à cacher, Edouard Pick attend lui-aussi avec un soupçon de fébrilité les réactions de ses employés (si c’était à refaire, il éviterait de balancer une bombe une veille de week-end). Résultat des courses : la révélation de son salaire ne soulève aucun commentaire. “Je crois même que cela a plutôt dépassionné le sujet. Certains employés pensaient sûrement que l’on gagnait plus avec mon père car ils avaient en référence les salaires des patrons du CAC40. Pour ma part, j’estime que j’ai un salaire confortable et en cohérence avec le poids de mes responsabilités. Cette notion de responsabilités est vraiment l’étalon chez nous en matière de politique de rémunération”, affirme-t-il.  

Récemment, Edouard Pick est allé encore plus loin en révélant son salaire à l’antenne de M6. “J’ai parlé du mien, pas de celui de mes collaborateurs”, affirme-t-il.  Là encore, cela n’a produit aucune réaction dans son entourage professionnel. “Ma femme a été un peu plus gênée car elle avait peur que nos proches portent un regard différent sur nous”, concède-t-il. A savoir qu’actuellement, le ratio entre son salaire et celui du reste des employés est de 1 pour 8. 

Des écarts de salaire qui se creusent entre les patrons et salariés

En avril 2023, l'ONG Oxfam a publié un rapport dénonçant l'élargissement des écarts de rémunération au sein des 100 plus grandes entreprises françaises. Entre 2011 et 2021, l'écart de rémunération moyen entre le PDG et le salaire moyen est passé de 64 à 97%. Cette évolution s'explique par une augmentation moyenne de 66 % de la rémunération des PDG, contre seulement 21 % pour celle des salariés. Dans le même temps, Elon Musk devrait être le premier trillionnaire de l’histoire d’ici trois ans…

C’est quoi au juste, le “salaire du bonheur” ?

De l’aveu d’Edouard Pick, les salaires des dirigeants demeurent encore très opaques pour le commun des mortels, et il est bien difficile pour un patron de savoir où il se trouve sur le spectre. Ceci étant dit, il existe une certitude : les rares patrons à avoir dévoilé leur salaire émanent principalement des TPE et PME, et jamais des grands groupes (à moins qu’ils n’y soient contraints légalement).

Je crois simplement que les patrons qui ne sont pas à l’aise avec le fait de dévoiler leur salaire savent au fond d’eux qu’il est difficile de justifier des écarts généralement abyssaux”, affirme le patron de Clinitex qui croit plutôt au “salaire du bonheur”. “Je n’ai pas besoin d’un yacht, d’une maison secondaire ou d’une voiture de luxe pour être plus heureux”, abonde le CEO.

Il nous explique asseoir la stratégie financière de son entreprise sur un “seuil de prospérité” dans la lignée de la pensée de Pierre Rhabi :  “Dans la nature, le lion ne prélève pas au-delà de ce qui lui est nécessaire. Il n'a pas d'entrepôt ni de banque d'antilopes”, pour citer le célèbre économiste. 

Un état d’esprit partagé par un autre patron, celui d’une société coopérative d’intérêt collectif cette fois-ci. Séverin Prats, Président-fondateur d’éthi’Kdo, la carte-cadeau responsable. “Qu’il s’agisse de moi-même ou de mes employés qui sont pour la plupart dans une démarche de sobriété, nous sommes dans la logique suivante :  “de quoi ai-je besoin pour vivre ?”, plutôt que “comment maximiser mes revenus””, nous explique-t-il, rappelant une étude de l’INSEE démontrant qu’au-delà de  2 100 euros, gagner plus ne semble apporter guère de satisfaction supplémentaire (le seuil de satiété).

Il nous explique aussi que son salaire est fixé par les membres du Conseil d’administration, lui-même élu par des membres de la société. Le salaire de Séverin Prats avoisine les 50K aujourd’hui, et tous ses collaborateurs le connaissent.

Au départ, ils ne savaient pas que mon salaire était fixé par le CA, et ils ont trouvé cela très juste. Du coup, cela m’a poussé à révéler mon salaire, et finalement, cette révélation n’a pas provoqué de réactions. Il est vrai que ce n’est pas un revenu très élevé par rapport à d’autres dirigeants, mais il est cohérent dans un secteur tel que l’ESS. D’ailleurs, s’il était plus conséquent, je serais peut-être moins à l’aise pour en parler publiquement”, nous confie-t-il.  

Le salaire du patron doit-il être le plus élevé de tous ?

Au sein d’éthiKkdo, le salaire de Séverin Prats est le plus élevé de tous, avec un rapport de 1 à 1,52 avec le plus bas salaire, car il est celui qui porte le plus de responsabilités. D’autre part, les salaires des autres collaborateurs sont plafonnés à 90% au maximum de celui du patron. “Etant donné que le montant d’une part sociale chez nous est invariable, je n’ai pas la perspective de faire un exit un jour. Il est donc assez logique que ma rémunération soit la plus élevée”, affirme-t-il. Reste que ce plafond a pu constituer un challenge à l’embauche de certains profils séniors.

J’ai eu le cas d’un ancien directeur chez Groupon qui est venu en immersion chez nous et a ensuite éprouvé le désir de rester avec nous. Il a accepté de nous rejoindre même s’il perdait beaucoup en salaire. Mais il le faisait pour d’autres raisons, car il était en quête de sens. De manière générale, les employés chez nous sont très sensibles à la justice sociale”, ajoute-t-il.

De son côté, Edouard Pick a également dû affronter cette question, mais sous un angle inversé. En révélant son salaire, il s’est avéré qu’outre son père, un autre collaborateur gagnait plus que lui. “Cela l’a mis dans un grand inconfort, et il a souhaité que je repasse au-dessus, ce que j’ai fini par faire à force de prendre des responsabilités. Un jour, j’ai failli recruter quelqu’un qui aurait été payé plus que moi, mais cela a engendré chez lui une forte pression, ce qui peut être l’une des difficultés dans la transparence des salaires du patron”, souligne-t-il. 

“La rémunération du dirigeant impacte toujours les autres”

Et parce que la transparence des salaires est loin d’être une réalité uniforme, Stéphane Rios, CEO d’une entreprise spécialisée dans l’optimisation des sites web, et qui pratique lui-aussi la transparence des salaires, nous apporte encore un autre regard. Il nous confie être le troisième salaire de son entreprise. Il estime que des profils comme un Head of sales apportent plus de valeur ajoutée que lui à court terme.

“Je pense que ma valeur personnelle s’exprime plus à long terme, et j’ai la perspective d’un exit, donc il me semble normal que certains de mes employés puissent gagner plus que moi dans le présent car chaque salaire reflète une situation propre à un instant donné”, affirme-t-il.  

Enfin, n’oublions pas que la transparence du salaire d’un patron, et surtout la question du plafonnement des autres rémunérations,  impacte de manière globale le reste de l’entreprise. C’est ce que nous confirme Jérémie Bataille, fondateur et CEO de FlexJob, une entreprise spécialisée dans la facilitation RH. “Une fois, je me suis augmenté de 10% et certains ont estimé que c’était trop. Une autre année, des employés ont trouvé que je ne m’augmentais pas assez, notamment car cela bloquait leurs propres salaires. D’une manière ou d’une autre, le salaire du patron va avoir un impact conscient ou inconscient sur les autres”, lance-t-il. Un point de vigilance à garder en tête si l’on décide de franchir le cap. 

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