Il sera bientôt obligatoire d’afficher publiquement les fourchettes de salaire dans les offres d’emploi. Une nouvelle disposition réglementaire dans le sillage de la Directive européenne sur la transparence des rémunérations. Mais la question qui s’impose désormais à tous les employeurs est loin d’être simple : quelle largesse leur donner ? Que risque-t-on à ne pas jouer le jeu d’une fourchette resserrée ? Trois experts nous livrent leur vision.
9 candidats sur 10 veulent connaître le salaire avant de postuler selon une enquête Hellowork. Pour Marko Vujasinovic, CEO de Météojob, “ la fourchette salariale est en train de devenir ce qu’était la localisation du poste : un critère non négociable”.
Mais jusqu’à présent, seulement une offre d’emploi sur 2 est assortie d’une fourchette salariale selon les chiffres d’Indeed sortis à l’occasion d’une grande étude européenne. C’est plus qu’autrefois, mais cela prouve que l’autre moitié des employeurs va devoir s’acculturer à cette nouvelle obligation. De ce fait, peut-on s’attendre à ce que nombre d’entreprises peinent à resserrer leurs fourchettes ? Pour Mathieu Martin, Co-fondateur & Chief Sales Officer de 365Talents, c’est une évidence : “On peut clairement s’y attendre car nombre d’entreprises ne sont pas prêtes”.
Mais d’ailleurs, de quoi parle-t-on quand on évoque des fourchettes trop larges ? Pour Charlotte Vitoux, Fondatrice du cabinet de recrutement Studio Platon, “une fourchette est dite large quand il existe un delta de plus de 20% entre la fourchette basse et la fourchette haute”.
Ne pas resserrer les fourchettes, c’est embêtant docteur ?
Et oui !
- Cela démontre que le recruteur ne sait pas ce qu’il veut. “Un recruteur qui est dans l’incapacité de resserrer ses fourchettes ne sait pas ce qu’il veut précisément pour le poste à pourvoir. Et cela n’envoie pas un bon message en termes de marque employeur”, affirme Mathieu Martin. En outre, un recruteur doit savoir le niveau de séniorité qu’il attend pour telle ou telle compétence sur le poste, et être au fait de la valeur de ces compétences à la fois en interne et en externe. Il doit connaître le juste niveau de rémunération sur son marché.
- Cela ne respecte pas les règles implicites du jeu. “Un recrutement est une relation commerciale entre une entreprise et un candidat. Or, si les bases de la négociation ne sont pas claires, cela ouvre la voie à la spéculation pour le candidat”, soutient Charlotte Vitoux.
- Cela évite de tomber dans le ni trop, ni trop peu. Les fourchettes permettent à un candidat d’estimer si l’offre est réaliste au regard de son profil, et d’adapter sa prétention salariale de façon stratégique. “Mais des fourchettes trop larges peuvent être contre-productives : si elles sont trop basses, elles risquent de décourager les candidats expérimentés, tandis que des fourchettes trop élevées peuvent créer des attentes irréalistes. Les recruteurs ont donc intérêt à proposer des tranches salariales cohérentes avec le marché pour rester compétitifs et attractifs”, nous explique Marko Vujasinovic.
Quid candidats qui ne retiennent que la fourchette haute ?
C’est un biais bien connu qui inquiète les non aficionados des fourchettes : les candidats ont tendance à retenir la valeur la plus haute. “C’est effectivement plus compliqué avec les plus jeunes. Mais avec l’expérience, les candidats connaissent mieux leur valeur sur le marché et on évite ce biais”, analyse Charlotte Vitoux. Dans plus, les fourchettes de salaire resserrées doivent justement être perçues comme un rempart à ces dérapages incontrôlés.
“Chez Meteojob, nous observons que les offres avec des fourchettes bien expliquées et contextualisées (ex. “selon expérience”) génèrent davantage de candidatures qualifiées. Il est donc crucial que les recruteurs soient formés à expliciter les raisons qui les amènent à proposer tel ou tel niveau dans la fourchette : expérience, compétences spécifiques, degré d’autonomie, maîtrise de certains outils, ou encore missions supplémentaires”, note Marko Vujasinovic.
En d’autres termes, si l’on refuse à un candidat l’accès à la fourchette haute, il est nécessaire de tenir un discours clair, objectif et bienveillant sur la rémunération. “Mal abordé, le rapport au salaire peut briser la relation de confiance dès le premier échange”, ajoute-t-il.
Pour Mathieu Martin, être en mesure de resserrer les fourchettes est intimement lié à la capacité d’une entreprise à bien gérer ses compétences en interne, et notamment le niveau de séniorité et d’expertise attendus sur chaque poste. “Si le travail de transparence salarial est bien mené en interne, il n’y a pas de raisons pour que ce ne soit pas clair en externe”, lance-t-il.
Existe-t-il un risque réel de perdre des candidats avec des fourchettes trop serrées ?
C’est l’autre grande inquiétude des entreprises face à la publication des fourchettes sur les offres. Une crainte qui explique justement pourquoi de nombreuses entreprises peinent encore à s’astreindre à des fourchettes resserrées. “C’est vrai, c’est un risque réel. Ceci étant dit, je crois que les entreprises doivent rester cohérentes par rapport à leur budget même si parfois une personne avec des compétences exceptionnelles peut les faire sortir légèrement du cadre”, pointe Charlotte Vitoux. Elle nous cite le cas de certaines entreprises qui prennent le parti de proposer une renégociation de salaire en fin de période d’essai : si la recrue est vraiment exceptionnelle, alors, l’entreprise concède à lui offrir un salaire plus élevé que la fourchette.
Pour Marko Vujasinovic, il est évident qu’il ne faut pas minimiser les risques induits par des fourchettes plus fines : “Une fourchette trop étroite peut dissuader certains profils, notamment atypiques, en reconversion ou surqualifiés, qui pourraient pourtant représenter une vraie valeur ajoutée pour l’entreprise. Cela dit, si une entreprise n’est pas disposée à aller au-delà d’un certain plafond, mieux vaut que ce soit clair dès le départ : cela évitera de perdre du temps dans un processus de recrutement”. L’enjeu est donc d’arbitrer entre clarté, attractivité et flexibilité.
Quant à Mathieu Martin, il estime qu’un candidat ne saurait être freiné par un petit écart par rapport à ses prétentions si l’on parle de 5 ou 10% de différence. “On ne peut pas baser son recrutement uniquement sur sa capacité à bien payer, il y a tellement d’autres enjeux”, estime-t-il.
Quels sont les meilleurs outils pour créer des fourchettes resserrées ?
1. Adopter une approche basée sur les compétences
Pour Mathieu Martin, ce n’est que de cette façon que le recrutement s’affranchit de tous les biais. En outre, il invite les recruteurs à adopter une démarche bottom-up : c’est-à-dire à consulter non seulement le manager mais aussi les futurs collègues de la recrue pour être au clair sur les compétences et le niveau d’expertise attendus. “Tout cela va permettre de créer un parcours transparent pour le futur collaborateur, ce qui est très rassurant en phase de recrutement”, observe-t-il.
2. Maintenir une politique de rémunération dynamique
“Cette approche sur les compétences doit également être connectée à l’externe avec des benchmarks en temps réel pour que la fourchette soit la plus juste possible. Étant donné l’accélération de l’obsolescence des compétences, il faut être très au fait de la rareté de certaines compétences qui compteront pour l’entreprise de demain, et adapter la rémunération en conséquence”, souligne Mathieu Martin.
3. Ne jamais oublier la cohérence avec le reste de l’équipe
“Les recruteurs peuvent s’appuyer sur des études publiques ou spécialisées pour ajuster leurs offres. À cela s’ajoutent des critères internes comme la cohérence salariale entre les équipes, ou encore le contexte macroéconomique”, recommande Marko Vujasinovic.
4. Penser aux éléments de rémunération hors du salaire
Pour Charlotte Vitoux, il est certes essentiel de jouer le jeu de la fourchette serrée, pour autant, on peut conserver plus de latitude sur le reste du package. “Selon le profil de chaque collaborateur, il peut être intéressant de proposer une personnalisation du package. Le but n’est pas de se soustraire à la transparence des rémunérations, mais de retrouver un peu de latitude”, affirme-t-elle.
Une question d’équilibre
Au final, les fourchettes serrées reflètent une volonté de transparence et d’alignement de la part des entreprises. “C’est un excellent levier de différenciation, notamment pour attirer des profils qualifiés et instaurer un climat de confiance dès le départ. À l’inverse, certaines situations — marchés pénuriques, postes évolutifs, profils sur-mesure — nécessitent plus de souplesse. L’essentiel est d’assumer la stratégie choisie, de l’expliquer, et de veiller à ce qu’elle soit perçue comme juste”, conclut Marko Vujasinovic qui nous confie mener un travail d’éducation du marché auprès de ses clients pour continuer à rééquilibrer les relations entre entreprises et talents.
Alors, à vos fourchettes !