La transparence des salaires, “un truc de start-up”... vraiment ?
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La transparence des salaires est un sujet qui intrigue tout autant qu’il divise. En France, les rares entreprises à éprouver le concept proviennent principalement de l’univers des start-ups. Dès lors, on peut se demander si la transparence est tout simplement compatible avec la culture des grandes entreprises, et leur niveau de complexité.
En matière de transparence salariale, vous avez certainement entendu parler de Shine, Lucca ou Alan. Leur point commun ? Ces trois entreprises émanent de la start-up nation et comptent entre 250 et 600 salariés environ. En revanche, nul mastodonte à l’horizon. La plus grosse structure pratiquant la transparence des rémunérations, qui plus est nominative, s’appelle Clinitex. Cette entreprise experte en nettoyage professionnel compte tout de même 4000 salariés, et le salaire de son patron est connu de tous.
La question de l'homogénéité des profils
Dans le cas de Clinitex, ce niveau de transparence s’explique par la volonté du fondateur, Edouard Pick, de communiquer sur ces sujets. De plus, l’écrasante majorité du personnel (des agents de maintenance), sont déjà positionnés sur une grille de salaire bien définie. “Plus les métiers et la sociologie des collaborateurs sont homogènes, plus la transparence est facile à mettre en oeuvre”, analyse Sandrine Dorbes, experte en stratégie de rémunération. En outre, dans l’univers des start-ups, l’origine sociale, l’âge, le niveau d’études, et les métiers, sont souvent très proches. “À l’inverse, plus une structure grandit, plus elle va recruter des profils différents, ce qui complexifie l’environnement”, poursuit l’experte.
C’est ainsi qu’une entreprise comme Payfit, qui permettait à ses collaborateurs de découvrir le salaire de leurs collègues en 2017 (voir la vidéo), et faisait même circuler son fichier Excel à l’externe, a fait évoluer son modèle. Aujourd’hui, Payfit explique clairement son process permettant de définir la rémunération d’un salarié (le salaire minimum fixé dans chaque équipe, l’ancienneté du salarié dans l’entreprise, la position hiérarchique), mais ne pratique plus cette transparence totale.
“En phase de forte croissance, on est obligé de recruter des profils différents, de s’adapter au marché, ce qui crée naturellement une plus grande opacité”, souligne Sandrine Dorbes.
De même, la spécialiste nous explique avoir observé des incompréhensions entre familles de métiers. Elle nous raconte le cas d’une employée issue d’un service comptabilité outrée par le salaire des radiologues de son entreprise. Or, il s’agit d’un métier pénurique et sur lequel reposait tout le business de la structure. “Parfois, on préfère ne rien révéler plutôt que d’avoir ces débats-là”, analyse-t-elle.
Un autre point bloquant pour la transparence des salaires dans les grandes structures peut aussi se trouver dans leur gestion des mobilités internes. “Typiquement, il peut être difficile de communiquer sur sa grille en interne parce que l’on va avoir un ancien marketeux qui va se reconvertir dans les RH mais conserver son salaire d’avant”, illustre Sandrine Dorbes. De plus, les grands groupes sont composés de plusieurs entités qui ne partagent pas toujours la même philosophie en matière de rémunération.
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Le cas pratique de Picnic : une transparence sur les process mais pas les chiffres
À la tête de Picnic France, le supermarché en ligne venu des Pays-Bas, Grégoire Borgoltz nous offre une autre illustration de ces difficultés. À l’heure actuelle, Picnic est transparent sur ses process dans les choix de rémunération, mais pas sur les rémunérations en elles-mêmes. En trois ans, l’enseigne a embauché 1000 collaborateurs, principalement des livreurs et préparateurs de commande. Dans cette structure, les postes de management partagent une même grille à l’international. Grégoire sait ainsi qu’il est payé selon les mêmes critères que son homologue allemande.
Mais pour les opérationnels, des frictions sont apparues. “Nous avons fait monter des gens en interne à des postes de chefs d’entrepôt, mais avons aussi recruté à l’externe des profils avec certains diplômes et une expérience préalable. Ils étaient parfois payés jusqu’à 400 euros bruts de plus que les anciens. Or, ils ne performaient pas toujours plus que ces derniers qui étaient très engagés. Nous avons donc dû rattraper progressivement ces écarts”, nous explique-t-il.
De manière assez paradoxale, c’est en atteignant une certaine masse critique que la structure est devenue plus équitable. Pourquoi ? Car il a été possible de prendre du recul sur les référentiels de salaires (ce qui était plus compliqué quand il y avait moins d’employés), mais aussi car le business ne repose plus sur quelques personnes clefs à qui il était difficile de refuser des augmentations conséquentes.
“Aujourd’hui, j’aimerais aller vers plus d’équité et continuer à corriger des injustices comme les écarts de salaire H/F car il est vrai que les femmes négocient moins. Plutôt que de les repositionner par la suite, nous avons commencé à leur accorder d’emblée le niveau de rémunération qu’elles méritent. Si nous n’avons rien à cacher, si nous assumons tous nos choix, alors je serais partant pour aller vers plus de transparence sur les chiffres. Restera à lever certains freins culturels”, nous confie le dirigeant.
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Danone, le contre exemple en grand groupe
Comme nous l’avons vu avec Picnic, les choix des entreprises en matière de transparence des rémunérations peuvent évoluer dans le temps et sont fonction de leur culture et objectifs. Toujours est-il qu’avec la nouvelle Directive sur la transparence des rémunérations, toutes devoir aller vers davantage de transparence. “L’essentiel va être de pouvoir justifier les écarts. En outre, les décisions ne pouvant pas être assumées à voix haute pourront être considérées comme de mauvaises décisions”, résume Sandrine Dorbes.
Assumer pleinement sa politique de rémunération, c’est justement le cas de Danone, certainement le grand groupe le plus transparent en la matière (nous vous invitons à (re)découvrir notre webinaire sur le sujet). Chez Danone, il est intéressant d’observer que la transparence va de paire avec un réel “empowerment” des collaborateurs sur le sujet. Chaque année, un atelier de 2H permet d’expliquer la politique Comp & Ben de l’entreprise. Les collaborateurs reçoivent également un courrier revenant sur la construction des référentiels de salaire, lesquels sont partagés aux collaborateurs, du 1er niveau manager au dernier niveau Directeur). Ce courrier montre aussi la matrice sur laquelle sont suggérées les augmentations annuelles (Compa ratio X performance).
“Forcément, cela suscite ensuite des questions chez les collaborateurs. C’est pourquoi nous avons formé les managers pour qu’ils puissent expliquer les choix qui ont été opérés. Nous avons également fait beaucoup de pédagogie au sein des usines pour que chacun comprenne son compa ratio”, explique Margot Mugnier, manager Rémunération & Performance chez Danone.
Elle nous rapporte que son équipe est également en train de travailler sur un livret permettant de récapituler les avantages des salariés à chaque moment de vie.
Une transparence permise par un travail de longue haleine sur les choix opérés en matière de rémunération. “Peu importe les métiers, nous travaillons à uniformiser notre politique et à la centraliser. Ainsi, nous communiquons les grilles à l’équipe talent. S’ils nous remontent une inadéquation avec les demandes des candidats, nous refaisons une enquête de rémunération pour voir ce qui se passe sur le marché”, poursuit-elle. Tout cela permet à Danone de conserver une forme de cohérence entre toutes ses entités juridiques, et ainsi de dépasser nombre d’obstacles auxquels sont confrontés les grands groupes. Un bel exemple de transparence et de justice salariale !