C’est un débat à la fois social, technique et éthique : l’acompte sur salaire hebdomadaire est-il la solution miracle pour booster le pouvoir d’achat ? En d'autres termes, faut-il ou non permettre aux salariés de percevoir tout ou partie de leur salaire correspondant aux heures déjà travaillées, dans la limite de 50% de leur rémunération mensuelle ? C’est en tout cas la proposition de loi portée par le député Jean Laussucq (Ensemble pour la République, Paris). Une (fausse) bonne idée ?
Les finances des Français ne sont pas au beau fixe : leur consommation a reculé de 1 % en mars 2025, selon les données de l’Institut national de la statistique et des études économiques. Selon une enquête de CSA Research pour lesfurets.com, ils sont aussi 22% à affirmer être à découvert tous les mois ou presque, et ce, dès le 16 en moyenne.
Porté devant l’Assemblée nationale, ce texte entend donc apporter une réponse aux imprévus financiers du quotidien, à la hausse des frais bancaires et aux difficultés croissantes de trésorerie des ménages. Pour autant, s’agit-il d’une solution miracle ? Et quelle incidence aura-t-elle sur les entreprises ? Voilà un débat qui interroge nos modèles de gestion salariale et notre rapport collectif à l'argent. Sandrine Dorbes, experte en rémunération, et Alexis Manso, Head of C&B chez OVH cloud, ont accepté de peser le pour et le contre.
3 arguments en faveur de l'acompte sur salaire hebdomadaire
1. La démocratisation d’un droit existant
L’acompte sur salaire, une idée réchauffée ? Légalement, tout salarié français peut déjà demander un acompte correspondant au moins à la moitié de sa rémunération mensuelle pour les jours déjà travaillés. Ce droit, bien que prévu par le Code du travail, est méconnu ou mal appliqué. “C’est une forme d’injustice”, estime Sandrine Dorbes, avant de poursuivre :
“Beaucoup de salariés ne savent pas qu’ils peuvent demander un acompte, et quand ils le font, certains employeurs refusent ou compliquent la démarche. Mais ce n’est pas parce que c’est compliqué administrativement parlant, que cela constitue une bonne excuse pour refuser d’accéder à ce droit”.
La généralisation de ce dispositif à un rythme hebdomadaire rendrait donc ce droit plus visible, plus accessible et surtout moins humiliant. “Dans certaines entreprises, il faut passer par le manager, la DAF, les RH... Ce n’est pas neutre psychologiquement : tout le monde sait que vous êtes en difficulté financière”. En rendant le système plus automatisé et impersonnel, via des applications comme Stairwage ou Rosaly, le salarié pourrait demander un acompte sans justification, de façon discrète.
Le chiffre à connaître : 27% des Français ont demandé à leur employeur un acompte sur salaire pour financer leurs achats de Noël, mais 13% ont essuyé un refus, selon une enquête menée par Rosaly.
2. Un outil de souplesse face aux imprévus
Pneu crevé, frigo en panne, frais de copropriété… Nombreux sont les imprévus qui peuvent faire trembler le budget des ménages. Selon ses défenseurs, l’acompte hebdomadaire constitue ainsi une bouffée d’oxygène financière. Alexis Manso y voit lui-aussi un levier de sécurité : “Mieux vaut permettre à un salarié d’accéder à l’argent qu’il a déjà gagné que de le laisser s’empêtrer dans le crédit revolving ou se retrouver accablé d'agios. Si la loi passe, je tâcherai d’intégrer cette solution directement dans notre SIRH pour que ce soit au maximum impersonnel pour les salariés, et au plus simple pour les équipes paie”.
Comme le rappelait le député porteur du projet de loi sur RMC, “les Français paient environ 7 milliards d’euros de frais bancaires par an”. Pour les partisans du texte, cette mesure permettrait de réduire la dépendance aux crédits à la consommation, souvent bien plus coûteux à long terme. Pour Sandrine Dorbes, permettre aux salariés de jouir à leur guise de leurs revenus, c’est aussi sortir d’une posture infantilisante qui sous-entendrait qu’ils ne sont pas capables de gérer leur argent correctement.
“Je trouve également la solution pertinente pour des personnes qui sont sans revenus et ont besoin de toucher rapidement le fruit de leur labeur”, ajoute-t-elle.
3. Une évolution des pratiques venue d’Outre-Atlantique
Certaines grandes entreprises étrangères, notamment américaines, pratiquent déjà le paiement hebdomadaire.
“J’ai rencontré des structures implantées en France qui offrent le choix : être payé à la semaine ou au mois. Ce n’est pas révolutionnaire, mais cela donne une forme de liberté au salarié”, explique Sandrine Dorbes.
En France, dans des secteurs en tension comme l’hôtellerie, la restauration ou le BTP, cette flexibilité pourrait représenter un avantage compétitif en matière d’attractivité et de fidélisation des talents. Même constat du côté des jeunes générations qui sont plus nombreuses à solliciter l’acompte sur salaire selon l’étude menée par Rosaly (mais aussi plus nombreuses à essuyer un refus).
En analysant ce système de versement à la quinzaine, et en poussant plus loin le trait, on pourrait distinguer un premier paiement “sérieux” (loyer, factures), d’un second plus “plaisir”, une fois toutes les charges absorbées. Une autre manière de gérer son argent !
3 arguments contre l'acompte sur salaire hebdomadaire
1. Des limites organisationnelles et structurelles importantes
Cependant, les opposants à la mesure pointent les nombreuses difficultés que soulève une telle réforme. D’un point de vue technique, elle suppose de multiplier les cycles de paie, les contrôles de présence, les calculs de cotisations, voire les corrections en cas d’absence ou de changement de planning. Mais toutes les entreprises en ont-elles les moyens ?
Les opposants redoutent également un désalignement avec le tempo économique global : en France, les charges sociales, les déclarations à l’URSSAF ou encore les paiements fournisseurs sont mensualisés. “Cela crée un décalage, un déséquilibre qui peut compliquer la trésorerie des entreprises, notamment les plus petites”, souligne Sandrine Dorbes.
2. Des effets discutables sur le pouvoir d’achat
Si la mesure vise à renforcer la maîtrise budgétaire des salariés, certains dénoncent une illusion de gain. “L’acompte ne crée pas de pouvoir d’achat. Il lisse dans le temps ce qui est déjà gagné”, relativise Sandrine Dorbes. Et d’ajouter :
“C’est utile pour gérer les imprévus, oui, mais ça ne remplace pas une politique de revalorisation salariale ou une baisse des charges. Je me souviens d’une discussion avec le DRH d’une entreprise industrielle qui me disait qu’une telle solution pourrait embraser un climat social tendu, en ce qu’elle ne résout pas le problème de fond du pouvoir d’achat”.
Le risque serait même, selon certains, d’installer une forme de fragilité chronique chez les salariés. Sans formation à la gestion financière, toucher son salaire au fil de l’eau pourrait aggraver la précarité en fin de mois. “Si vous avez déjà consommé 50 % de votre salaire à la moitié du mois, que se passe-t-il si vous tombez malade et qu’une partie de votre rémunération est réduite parce que vous avez des jours de carence ?”, interroge Alexis Manso.
3. Une éducation financière qui ne suit pas
Au final, la question de l’acompte sur salaire touche plus globalement au manque criant d’éducation financière des Français. Que ce soit à l’école, en entreprise ou dans la sphère familiale, les bases de la gestion budgétaire, de l’épargne ou du crédit sont rarement enseignées.
“Il ne suffit pas de donner accès à l’argent plus tôt. Sans éducation financière, les gens peuvent se laisser embarquer dans des situations compliquées”, rappelle Alexis Manso.
Certaines entreprises ont déjà intégré cette dimension dans leur politique RH, via des ateliers, des webinaires ou des accompagnements personnalisés. Mais les ressources sont limitées, et les DRH ne peuvent se substituer à des conseillers financiers : “C’est frustrant : parfois on voit un salarié en difficulté, mais on n’a ni les compétences ni le droit d’intervenir”, poursuit le Head of C&B d'OVH cloud.
La piste du treizième mois
Alors, faut-il aller vers un versement hebdomadaire du salaire ? La réponse ne peut être tranchée sans nuance. Le texte de loi proposé a le mérite de remettre le sujet sur la table, “d’autant que le salaire mensualisé date d’il y a plus de 50 ans, donc c’est légitime de se poser la question”, abonde Sandrine Dorbes.
Pour certains, c’est une évolution légitime vers plus de liberté et de fluidité dans la gestion de son propre argent. Pour d'autres, cela risque de masquer les vrais leviers d’amélioration du pouvoir d’achat : hausse des salaires, réduction des charges, simplification du système fiscal. Peut-être la clé réside-t-elle dans un compromis : des possibilités d’acomptes plus fréquents, mieux encadrées, et adossées à des outils pédagogiques pour accompagner les salariés dans une démarche responsable.
Dernière piste à explorer ? Proposer un acompte sur le treizième mois, proportionnel au nombre de mois travaillés (et en accord avec la convention collective). On pourrait aussi imaginer le même dispositif pour les primes qui seraient versées de manière plus régulière, voire des jours de congés transformés en salaire... D’autres pistes pour augmenter le pouvoir d’achat !