Compversation #11 - Le problème des recrutements trop généreux
Partager
Ou pourquoi l’effet téléphonie mobile sera moins efficace
Le problème que je vous ai soumis dans la dernière édition de The Compversation a beaucoup fait réagir. Nous sommes nombreux à traîner des « dettes d’équité salariale » accumulées au moment du recrutement. Mais de plus en plus nombreux, aussi, à avoir le courage de prendre la décision la plus juste :
Des comp & ben travaillent dur pour réduire les inégalités existantes… Des recruteurs refusent d’aller en dessous de leurs fourchettes face aux candidats qui ont des prétentions trop basses…
Il y a de quoi être optimiste. Mais cela ne veut pas dire que le problème du « panier percé » du recrutement est près d’être réglé.
Parce que bon, on peut tous se mettre d’accord sur la nécessité de hisser les salaires trop bas jusqu’à la moyenne. Mais on est moins à l’aise avec le problème inverse : que faire de ceux qu’on paie beaucoup trop ?
Un responsable comp & ben me rapportait, en réponse à ma dernière newsletter, les efforts remarquables mis en place par sa boîte pour éliminer les cas d’employés sous-payés. La prochaine étape, bien plus compliquée, celle-là : « nettoyer par le haut ».
Prêts à tout pour recruter une superstar ?
Il y a de nombreuses raisons pour lesquelles on peut se retrouver avec un salarié sur-payé parmi ses effectifs. C’est souvent le cas lorsque les équipes recrutement et RH travaillent séparément.
Chacune poursuit un objectif différent : closer les bons candidats le plus vite possible pour l’une, assurer la cohésion et l’équité internes pour l'autre. Je sais qu’on recrute souvent dans l’urgence : certains postes stratégiques laissés vacants trop longtemps peuvent mettre en péril le fonctionnement d’une entreprise. (Sans parler du risque d’épuisement pro pour les autres salariés, qui voient leur charge de travail s’alourdir tant que la nouvelle recrue n’a pas rejoint l’équipe.)
On agit donc dans l’intérêt de tous en closant rapidement. Surtout lorsqu’il faut recruter une « superstar » : ces candidats très prometteurs que les entreprises concurrentes s’arrachent.
Les avoir dans son équipe peut constituer un vrai avantage compétitif, alors on n’hésite pas à faire grimper les enchères : On propose des packages de plus en plus décorrélés de nos grilles internes et des salaires pratiqués pour les personnes actuellement en poste.
C’est ce qu’on observe surtout dans les cycles bullesques, notamment pour les métiers très experts et spécialisés.
Et je peux témoigner, moi qui ai longtemps travaillé dans l’environnement tech, de l'envolée des salaires du Machine Learning, des Product Managers…
Puis, celle plus brève mais complètement dingue, des développeurs Blockchain, ou plus récemment des profils spécialisés dans l'IA ou la cybersécurité. Souvent, l’objectif de croissance prend le pas sur l’objectif d’équité : les recrutements successifs sont une fuite en avant.
On se dit qu’on aura toujours le problème de régler ces inégalités plus tard en harmonisant les salaires des nouvelles et anciennes recrues. Sauf qu’à un moment, la musique s’arrête, et on se retrouve face à une situation perdant-perdant.
Lose-lose situation
L’intégration d’une nouvelle recrue est toujours un pari risqué. Prenons une équipe de 10 personnes qui fonctionne à merveille. L’habitude en a fait une machine bien huilée.
Et surtout : les salaires sont harmonisés. Imaginons maintenant qu’on recrute une onzième personne - qu’on appellera Emilie.
Cette nouvelle arrivée a toujours le potentiel de perturber les choses. Surtout si Emilie touche un salaire bien supérieur à celui de ses nouveaux collègues. Certes, Emilie est diplômée d’une école prestigieuse, elle a fait ses armes dans une entreprise leader… Mais pour les salariés loyaux qui sont là depuis plus longtemps, la pilule passe mal.
Les premières démissions ne se font pas attendre.
Ce n’est pas étonnant : une récente étude publiée par le Harvard Business Review démontre que si on n’ajuste pas les salaires des autres rapidement après l’embauche d’Emilie, ils ont 2 fois plus de chance de s’en aller. Pire : les meilleurs éléments sont généralement ceux qui quittent le navire en premier. Ils ont l’impression de ne pas être reconnus à leur juste valeur, ou qu’ils se font avoir. (Les chercheurs appellent ça le « sucker effect » ou « l’effet pigeon »)
Et ils ont raison : les études prouvent que changer de poste est la manière la plus efficace d’augmenter son salaire. Un phénomène qui touche de plus en plus les cadres, comme le soulignait le Figaro en novembre dernier.
Mais ce n’est pas tout : Emilie, elle aussi, est frustrée. Au moment de l’embauche, on ne l’avait pas prévenue que son salaire était situé tout au haut de la fourchette…
Et donc que ses augmentations risquaient d’être ralenties (voir gelées) pour les années à venir. Il arrive parfois que le recruteur ou le RH « oublié » de mentionner ce « détail » pour maximiser les chances que l’offre soit acceptée, en se disant que le problème sera géré plus tard. (un nouvel exemple de fuite en avant)
Lorsqu’on ajoute ça à l’accueil glacial que lui réservent ses collègues, on peut dire qu’Emilie n’arrive pas dans les meilleures conditions. Cette embauche a fait 11 mécontents et a coûté beaucoup trop cher à l’entreprise (bien plus que le salaire d’Emilie).
Ne comptez plus sur l’effet téléphonie mobile
Le marché de l’emploi a beaucoup en commun avec le marché de l’immobilier. Pour connaître la valeur d’un bien, on ne regarde pas le prix qu’on a payé pour l'acquérir il y a 20 ans, mais on se base sur les transactions immobilières récentes.
De même, le salaire d’un employé qui est en poste depuis plusieurs années ne reflète pas vraiment sa valeur sur le marché.
Il est l’effet d’une décision historique, prise au moment de son embauche, et des augmentations consécutives : elles ne sont généralement pas assez fortes pour rattraper le marché, surtout dans des situations d’inflation comme celle que nous connaissons aujourd’hui.
Pour embaucher de nouvelles recrues, en revanche, les entreprises sont obligées de s’aligner sur le marché (même quand il ne s’agit pas de « superstars »). Pour garder leurs employés plus anciens, elles comptent sur leur inertie.
Et sur ce que j’appelle « l’effet téléphonie mobile » : Les opérateurs proposent des offres alléchantes pour recruter des clients, mais des forfaits peu avantageux après les premières années, une fois que les utilisateurs sont fidélisés.
Vous savez bien que votre forfait mobile n’est pas optimisé, vous pourrez sans doute trouver moins cher ailleurs, mais…
Il y a un coût à changer d’opérateur, alors vous restez. Ma croyance : à l’ère de la transparence, l’effet « téléphonie mobile » fonctionnera de moins en moins.
L’état du marché à un instant T sera connu de tous…
Et chacun pourra savoir ce qu’il vaut sur le marché (il suffira de regarder les fourchettes salariales annoncées sur les offres d’embauche des postes équivalents).
Les entreprises qui laissent l’inégalité interne s'accroître et qui n’ajustent pas les salaires à chaque nouveau recrutement risquent de voir leurs turnovers gonfler… (En plus de s’exposer aux risques légaux induits par la promulgation de la directive européenne).
La loyauté des salariés ne va plus de soi.
Pour retenir et engager leurs meilleurs éléments, les entreprises devront rationaliser leurs processus de recrutement, auditer en permanence leurs iniquités internes et réagir vite pour les corriger.
Pour continuer la conversation
Une sélection de contenus pour nourrir la réflexion. N’hésitez pas à m’envoyer les articles qui vous ont semblé intéressants !
When New Hires Get Paid More, Top Performers Resign First - Andrea Derler, Peter Bamberger, Manda Winlaw, and Cuthbert Chow (En anglais)
Dans le Harvard Business Review, un article passionnant souligne l’effet des recrutements trop généreux sur les équipes : lorsque les salaires sont corrigés immédiatement après un nouveau recrutement, les salariés ont tendance à rester plus longtemps.
Congés, salaires, avantages : ces entreprises prêtes à tout pour vous attirer - Capital - M6
La transparence radicale fait ses premiers pas auprès du grand public ! L’émission de Julien Courbet, sur M6, a consacré un reportage à l’entreprise Clinitex, qui rend les salaires de tous les employés publics. Je salue certains aspects de cette initiative, notamment la pédagogie mise en place par le management pour expliquer la politique salariale. Le reportage laisse floues les questions de contrôle budgétaire, ce qui explique peut-être la perplexité des téléspectateurs.
« Comportez-vous comme si tous vos bulletins de salaire devaient être leakés demain » : c’est le conseil que je donne souvent à mes confrères et à mes clients. Comme le démontre cette anecdote, personne n’est vraiment à l’abri d’une mauvaise manip… Je trouve ça intéressant que le journaliste de Var-Matin ait fait le lien avec la directive européenne. Un signe que les mentalités évoluent sur la question ?