Compversation #5 - Et l’égalité en bonus ?
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En termes de transparence salariale, les États-Unis sont-ils en avance sur l’Europe ?
En 2020, certains États américains imposaient déjà aux entreprises de révéler leurs fourchettes salariales à la demande des employés et candidats.
Fin 2022 et début 2023, les États de Californie et de New York légifèrent à leur tour, donnant une véritable impulsion au mouvement de transparence.
Ce n’est que quelques mois plus tard, au printemps 2023, que l’Union européenne votait la directive qui contraindrait les pays membres à légiférer sur le sujet… et à un horizon de trois ans.
Cela ne veut pas forcément dire que les entreprises américaines sont plus transparentes.
Et pour cause : la directive européenne est plus récente et plus exhaustive.
Elle évite notamment certaines lacunes qui rendent les lois étasuniennes plus faciles à contourner par les entreprises et donc, moins efficaces.
Le plus gros de ces angles morts ? C’est sans doute celui qui porte sur les bonus et primes exceptionnelles.
La fin du discrétionnaire ?
Car aux États-Unis, les lois sur la transparence ne prennent pas en considération un certain nombre d’avantages et de compensations : les commissions, les actions, les primes et le bonus.
Sans surprise, cela a conduit les entreprises à compter sur ces rémunérations discrétionnaires pour récompenser leurs meilleurs éléments, retenir leurs talents et combattre l’attrition. Tout en respectant les termes de la loi.
Mais ces rémunérations discrétionnaires ne sont pas qu’une reconnaissance légitime de la performance.
Elles peuvent aussi masquer des inégalités de traitement et des discriminations plus profondes. C’est ce que montre une étude d’ADP : les femmes toucheraient en moyenne seulement deux tiers du bonus obtenu par leurs collègues masculins, à salaire de base, position et âge égaux.
Avant la promulgation de la directive, je m’étais donc attendu à ce qu’on observe un phénomène similaire en Europe : une mise en lumière des salaires qui conduirait à leur harmonisation, notamment entre les hommes et les femmes.
Et en parallèle, une augmentation des compensations qui sortent du cadre de la loi : un simple déplacement du problème donc.
Mais la directive européenne ne tombe pas dans les mêmes travers que l’on constate outre-Atlantique. Elle englobe tous les modes de rémunération, y compris les bonus.
(Il reste une incertitude autour des actions : celles-ci pourraient ne pas être prises en compte par la traduction dans la loi française de la directive européenne. Un sujet dont j’aurais le plaisir de parler bientôt avec Leslie Nicolaï du cabinet Factorhy lors d’un événement dédié à la transposition attendue de la directive)
Cela a le mérite d’aller débusquer les différences de traitement là où elles se trouvent. C’est le but de la loi : protéger les travailleuses et travailleurs européens contre les discriminations.
Mais cela pose aussi une question épineuse, pour nous, professionnels du comp & ben : comment continuer à récompenser les performances exceptionnelles ?
Quand la différenciation individuelle devient un risque
Car la directive européenne opère un renversement de la charge de la preuve en termes d’égalité salariale. C’est aux entreprises de prouver que leurs choix sont équitables.
Toute décision prise doit être auditable et justifiée par des critères objectifs et non discriminatoires.
Les entreprises prendraient donc un risque majeur en décidant de récompenser tel ou tel collaborateur au détriment des autres… sans avoir d’éléments pour justifier cette décision devant un juge ou devant les salariés.
Et comme notre métier d’RH consiste à minimiser les risques, on peut se demander si cette nouvelle ère de la transparence n’aboutirait pas à une uniformisation des rémunérations.
Ou pire, à un nivellement par le bas !
Personnellement, le nivellement par le bas comme effet de la transparence, je n’y crois pas trop, surtout dans le contexte de la France : j’explique pourquoi par ici.
Il reste que même dans le cas d’un rapprochement de la médiane plutôt qu’un nivellement par le bas (comme ce que l’on observe lors de la réduction des inégalités homme-femme) la question demeure : comment valoriser les performances exceptionnelles ?
Vers un saupoudrage systématique ?
De plus en plus d’entreprises risquent de se diriger vers des solutions de « saupoudrage » pour éviter de faire des mécontents : distribuer équitablement les enveloppes de bonus, plutôt que de chercher à reconnaître des écarts de performances qui ne sont pas toujours faciles à prouver ou à identifier.
D’autant plus qu’on n’arrive pas toujours à mettre en place un système d’évaluation efficace pour reconnaître et récompenser les top performers.
91% des entreprises n’y arriveraient pas, d’après Kathi Enderes, vice president of research de la Josh Bersin Academy.
Dès lors, nous, comp & ben, avons deux solutions : nous tourner vers une harmonisation des salaires et des bonus en courant le risque de perdre nos meilleurs éléments (surtout lorsqu’on sait que le meilleur moyen d’obtenir une augmentation est déjà de changer de boîte).
Ou bien accepter le défi que nous lance l’ère de la transparence en essayant de mettre en place des méthodes claires et justes pour individualiser la paie en étant intransigeant sur les discriminations.
Surtout quand on sait que les top performers, frustrés par des évolutions trop lentes, se lancent de plus en plus en indépendants (les indépendants dépassaient les 4 millions fin 2021 d’après l’URSSAF).
Si nous voulons arriver à les retenir, je pense qu’il faut y réfléchir collectivement à des solutions.
C’est aussi pour ça que j’écris ces newsletters.
Pour continuer la conversation
Une sélection de contenus pour nourrir la réflexion. N’hésitez pas à m’envoyer les articles qui vous ont semblé intéressants !
Pay Transparency and its effect on the gender pay gap - Daniel Wolfenzon Elena Simintzi Margarita Tsoutsoura Morten Bennedsen - CERP.com (En anglais)
Des économistes se penchent sur l’effet des lois de transparence au Danemark : si elles ont réduit l’écart salarial homme-femme, c’est surtout aux dépens du salaire des hommes, qui progressent moins vite.
The Bonus Blindspot in US pay transparency - Josie Cox - BBC - (En anglais)
La BBC couvre l’effet que « l’angle mort » des politiques de transparences étasuniennes autour des primes et bonus aurait sur l’égalité homme-femme.
La flexibilité et la transparence dans la rémunération - On n’a jamais fait comme ça - PODCAST.
J'ai eu la chance d'être interviewé par le génial Florent Letourneur dans un podcast ou a évoqué des sujets qui me passionnent comme la transparence des salaires et l’IA dans la rémunération.