Compversation #8 - Le blues du manager
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En 1ère ligne pour affronter l’ère de la transparence : les managers
J’ai créé une petite controverse sur Linkedin.
Je me suis attaqué à une des croyances les plus courantes dans le milieu du comp & ben, et parmi les RH de manière générale : c’est l’idée selon laquelle les managers préfèrent avoir le pouvoir de décider eux-mêmes des augmentations accordées à leurs subordonnés.
Pour respecter cette préférence, on leur assigne un budget d’augmentation et on les laisse le répartir eux-mêmes parmi les membres de leur équipe. En préparant le précédent numéro de cette newsletter, je suis tombée sur une étude de Gartner qui prétend le contraire.
Selon Gartner, donc, « Seulement 19% des managers préfèrent prendre des décisions de rémunération. 45% d’entre eux sont neutres et 38% préféreraient ne pas prendre ces décisions du tout. »
Et ça tombe bien : moi, je pense qu’à l’ère de la transparence, la rémunération ne peut pas être uniquement le fruit d’une décision de managers. Je me suis donc empressé de partager cette trouvaille avec mon réseau… et les réactions ne se sont pas fait attendre.
Une prérogative des managers ?
« Évaluer et récompenser la performance des salariés : cela fait tout simplement partie des prérogatives de tout manager. Les RH et comp & ben auraient tort de vouloir s'immiscer dans ce processus-là. Ce serait faire preuve d’un manque de confiance envers les managers et envenimer la guerre froide qui a toujours existé entre les RH et le reste de l’entreprise. Il faudrait s’assurer de bien former les managers aux problématiques de rémunération et les laisser, ensuite, se débrouiller face à leurs équipes. »
Voilà les arguments qu’on me rétorque le plus souvent. Mais je continue de penser que la rémunération ne peut pas être la prérogative des seuls managers.
La raison la plus évidente : les différences de traitement. À partir d’un même budget, tel manager peut décider d’accorder une augmentation conséquente à ses collaborateurs les plus performants et rien aux autres…
…tandis qu’un autre peut préférer faire du « saupoudrage » en accordant un même pourcentage à tout le monde.
Des différences qui, si elles sont difficiles à accepter aujourd’hui, deviendront vraiment dangereuses à l’ère de la transparence. Bientôt, toute différence de traitement devrait être justifiée et justifiable par des critères objectifs.
Je vois mal comment un manager, quelle que soit sa compétence fondamentale, de la vente à l’ingénierie, peut avoir le surplomb nécessaire pour prendre ces décisions de manière :
- Juste
- Cohérente avec la politique salariale de l’entreprise
- Cohérente et alignée avec les décisions de ses collègues
- À refléter la valeur ajoutée que chacun apporte à l’entreprise au sens large.
Il faudrait, pour cela, réussir à avoir une vue d’ensemble sur toutes les équipes. Mais ce n’est pas tout.
La crise du management
Car le passage à l’ère de la transparence salariale qui nous préoccupe, nous comp & ben, coïncide avec une autre crise, plus générale. Celle de la position de manager.
L’époque où ce seul titre faisait rêver est révolue.
Désormais, l’accès aux rôles managériaux n’est plus la seule voie de progression offerte par les entreprises. Les profils techniques spécialisés sont de plus en plus valorisés, surtout dans les secteurs tech où ces compétences pointues sont cruciales.
Les managers perdent certains de leurs bénéfices historiques et, en parallèle, ont de plus en plus de devoirs et de responsabilités.
On voit émerger la notion de « servant leadership », selon laquelle les managers sont au service de leurs subordonnés. C’est une évolution positive qui contribue à construire des entreprises plus saines.
Mais pour les managers, ce sont aussi de nouvelles responsabilités qui s’ajoutent à toutes les autres. Aujourd’hui, ils sont évalués par leurs équipes sur leur capacité à les former, les équiper, les accompagner…
Et cela se fait ressentir sur leur santé mentale : il n’y a qu’à voir le baromètre du bien-être mental en entreprise réalisé par Alan et Harris active.
- 1 manager sur 2 est angoissé, contre 35 % des non-encadrants.
- 41 % des managers se sentent isolés (+ 10 points vs. non-managers).
Un phénomène qui n'échappe pas aux médias : je vous partageais il y a quelques semaines cet article du Monde qui revient sur la position inconfortable des managers.
Malheureusement, les questions de transparence salariale risquent d’être une charge supplémentaire pour les managers. Ils se retrouveront en première ligne face aux mitrailleuses de questions suscitées par cette transition. Ils devront répondre aux doutes et aux incompréhensions de leurs équipes - nous, en tant que comp & ben, devrons les accompagner et les outiller au mieux.
Sans leur laisser la charge complète des décisions de rémunération.
Ok, mais alors, qui décide ?
Un des arguments les plus convaincants qu’on me rétorque quand je parle de ça :
« Ce sont les managers qui vont devoir annoncer et expliquer les décisions de rémunération à leurs équipes… La moindre des choses serait qu’ils soient impliqués. »
Et c’est vrai.
Je ne propose pas que le département RH pilote tout seul la question et impose des augmentations aux managers qui seraient de simples passe-plats.
Mais je pense que nous pouvons (et devons) faire des suggestions d’augmentation aux managers, tout en expliquant les critères qui ont mené à cette décision ainsi que la politique de rémunération de l’entreprise. Le dernier mot restera celui de manager, qui pourra challenger la décision des RH en toute connaissance de cause.
S’il accepte la suggestion qui lui est faite, il aura tous les éléments en main pour bien expliquer chaque décision à ses équipes.
Pour que cela soit efficace et bien accepté, il faut pouvoir faire des suggestions pertinentes qui soient perçues comme utiles plutôt que contraignantes. Dans ce domaine, l’IA est un outil précieux qui nous permettra de prendre des décisions plus équitables qui ne devraient être changées que de manière très limitée par les managers.
Les signaux sont plutôt encourageants : depuis 2019, IBM a mis en place un système de suggestion d’augmentation revu par les managers et seulement 5% d’entre eux ont choisi de revenir sur les suggestions de l’algo.
C’est un scénario idéal et peut-être un peu trop optimiste.
Mais je pense qu’avec les bons outils, on peut arriver à un taux de révision qui tourne autour de 10%.
Comme souvent dans cette nouvelle ère, le plus important n’est pas juste de s’équiper d’outils performants, mais d’accompagner le changement.
Nous devons être aux côtés des managers et les former, notamment autour de la question du feedback. L’évaluation de la performance (et le feedback) doivent intervenir en amont de la prise de décision de rémunération.
Le moment de l’annonce des augmentations ne peut pas se substituer à un feedback en bonne et due forme.
Je sais que le sujet est délicat, mais c’est encore plus intéressant ! Je serais ravi d’en discuter avec vous.
Pour continuer la conversation
Une sélection de contenus pour nourrir la réflexion. N’hésitez pas à m’envoyer les articles qui vous ont semblé intéressants !
AI’s impact on compensation strategies - Gartner (En anglais)
Le rapport de Gartner où j’ai trouvé la fameuse statistique sur les préférences des managers en termes de décision de rémunération offre aussi une vision passionnante sur le rôle de l’IA dans le domaine du Comp & Ben
«C'était devenu trop difficile» : quand les managers jettent l'éponge - Joanne Sammer - Le Figaro
Un article qui remonte à juin dernier, mais qui est très riche : Le Figaro se penche sur la crise des managers au travers de témoignages intéressants.
Faut-il comparer son salaire avec celui de ses collègues ? - Jérémy Bruno - BFMTV
Intéressant de voir la question de la comparaison des salaires posée par BFMTV à ses auditeurs. Un rappel que la transparence totale est loin d’être rentrée dans les mœurs, mais que les entreprises ne peuvent plus se passer d’une cohérence dans leur politique salariale.