Tout travail mérite salaire, ou plutôt, toute contribution mérite rétribution. Voici la fameuse théorie de l’équité d’Adams qui fait foi depuis plus de 60 ans. Pourtant, à l’ère de la transparence, celle-ci a encore des choses à nous apprendre, notamment en matière de justice distributive, un concept qui va très certainement nourrir la réflexion de nombre de dirigeants ces prochains mois/années. Pour illustrer la thématique, nous avons rencontré Proginov, une entreprise à la politique de rémunération singulière où l’écart entre le plus haut et le plus bas salaire est on ne peut plus minimaliste.
Avant d’entrer dans le vif du sujet, commençons par un petit rappel théorique pour poser le débat. Lorsqu’un collaborateur accepte de céder sa force de travail, il attend en contrepartie de sa contribution une rétribution. Et si la rémunération n’est pas l’unique vecteur de rétribution, elle demeure le levier de reconnaissance le plus plébiscité. Plus précisément, “les collaborateurs s’attendent à percevoir une rémunération équivalente à celle de leurs homologues qui effectuent le même travail”, pointe Thierry Nadisic, Professeur et Chercheur à l’EM Lyon, spécialiste de la justice organisationnelle.
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Qui dit rémunération, dit forcément comparaison
“Dans les années 50, les femmes étaient payées 50% de moins que les hommes à poste équivalent. Sauf que, elles se comparaient aux autres femmes, et éprouvaient moins d’injustice qu’à l’heure actuelle où les écarts ont grandement diminué”, reprend le spécialiste. Avec la Directive Européenne sur la transparence des rémunérations, il va justement être possible d’offrir des points de comparaison clairs.
Pour Thierry Nadisic, cette arrivée de la transparence pourra - ou non - créer de la motivation/démotivation selon la manière dont elle sera opérée. “La Directive va permettre de dévoiler les rétributions, mais l’enjeu pour les entreprises sera de pouvoir expliciter la contribution de chacun pour expliquer ou non les écarts”, poursuit-il. Par exemple, les entreprises qui s’appuient déjà sur des outils comme la classique “méthode Hay” pour la pesée de poste selon le niveau de responsabilité, la communication sera facilitée.
Le ratio entre le plus petit et plus haut salaire, un sujet qui va faire débat
La transparence va également raviver le débat sur les écarts de rémunération entre les plus petits et les plus bas salaires. Là encore, la problématique de la justice rétributive est particulièrement prégnante. Au cœur de la campagne en Loire-Atlantique, Proginov, éditeur de logiciels de gestion d’entreprises depuis 30 ans et hébergeur souverain (bientôt 400 salariés au compteur), a pris le parti de proposer une politique de rémunération comme nulle autre. “Chez nous, la différence entre le plus bas et le plus haut salaire était inférieure à 3 l’an dernier. Autrement dit, entre le personnel d’entretien, et Philippe, notre patron, il y a ce faible écart”, nous explique Lewis Ledouit, chargé de communication.
Une position atypique et parfaitement assumée : pour payer au mieux les employés, les salaires sont maximisés en bas de la pyramide et plafonnés au sommet. Pour cela, le fléchage des bénéfices s'appuie sur des dispositifs légaux pour optimiser sa redistribution auprès des collaborateurs : PPV, intéressement, participation par exemple. En somme, le package le plus bas tourne entre 85 et 100 K€ par an et comprend : ⅓ de fixe, ⅓ de primes, et ⅓ d’avantages en nature (ticket restaurant, CESU, véhicule de fonction). De plus, 85% des salariés sont actionnaires (ils peuvent l’être dès la première année), et l’entreprise est détenue à 100% par les salariés et dirigeants.
Qu’est-ce qu’un “salaire décent” ?
Chez Proginov, cette politique est de notoriété publique même si l’entreprise s’adresse peu aux médias (vivons heureux, vivons cachés). “Notre dirigeant assume totalement cette position singulière. Il parle de dignité économique et de satiété économique. Il prend souvent cet exemple d’un retour en train où il s’est retrouvé non loin d’une personne de l’équipe d’entretien, qui était partie en vacances au ski comme lui. Pour Philippe, il n’y a aucune raison qu’il soit le seul à pouvoir se payer ce genre de vacances, surtout quand on connaît la pénibilité d’un travail exigeant de démarrer chaque matin à 5H”, explique le chargé de communication. Il ajoute que cette politique permet également à Proginov de ne pas faire appel à du personnel extérieur, ce qui limite les risques côté sécurité.
La question des écarts entre les plus bas et hauts salaires amène naturellement celle de la rémunération “décente” pour reprendre la terminologie employée par Michelin. Le groupe a mis en place un salaire décent, supérieur aux salaires minimums nationaux, pour l’ensemble de ses 132 000 salariés, après avoir découvert que 5 % d’entre eux vivaient avec une rémunération insuffisante. Ce salaire décent correspond en moyenne à 1,5 à 3 fois le minimum légal : par exemple 39 638 € bruts/an à Paris ou 25 356 € à Clermont-Ferrand, contre 21 203 € pour le SMIC. L’entreprise déploie aussi un socle de protection sociale universel (santé, congés maternité/paternité, assurance décès) pour renforcer attractivité et conditions de travail.
Quel impact sur la motivation des troupes ?
Pour Thierry Nadisic, ce type de politique fait davantage appel à une forme “d’humanisme au travail” qu’aux règles du marché. “Certains économistes martèlent qu’un SMIC ne correspond souvent pas à la valeur réelle apportée par le salarié qui est généralement moindre. Mais la France fonctionne via un système de compensation qui n’existe pas dans des pays comme les Etats-Unis où aucun salaire minimum n’est réellement en vigueur”.
Pour l’enseignant-chercheur, cette expérimentation sociale ne fera donc pas tâche d’huile dans le secteur. “Pour que les gens soient engagés dans leur travail côté rémunération, les études montrent qu’il suffit d’être payé 10% au-dessus de la moyenne”, rapporte-t-il. Au-delà, le choix de sur-rémunérer un individu induit une autre logique. “Quand une personne se compare aux autres sur un même poste, et qu’elle est mieux rémunérée, cela peut engendrer un sentiment d’injustice inversé et donc de culpabilité qui va créer un maximum d’engagement pour compenser. Mais cette stratégie de la part des entreprises s’observe en général plutôt sur les postes stratégiques. Ceci étant dit, il peut être stratégique de bien rémunérer et de renforcer un engagement qui permettra plus de confidentialité, ce qui est important dans la cybersécurité”, constate le professeur de l’EM Lyon.
Une utopie qui en inspirera d’autres ?
Dans le cas de Proginov, que peuvent penser les collaborateurs de ces faibles écarts, surtout lorsqu’ils ont plus de responsabilités ? “On peut imaginer que les collaborateurs de cette entreprise viennent aussi pour son modèle social, sa solidarité, sa vision, ses capacités créatives et coopératives, et qu’ils sont alignés avec ces choix”, poursuit Thierry Nadisic. En outre, l’entreprise affiche un très faible taux de turnover à 2% (quand il dépasse les 20 en moyenne dans le secteur) et 800 candidatures spontanées par an ! Aussi, Lewis nous confie que ces écarts pourraient bientôt être amenés à 4 (au lieu d’être inférieure à 3) pour conserver l’attractivité des postes à responsabilités et de direction.
Dans tous les cas, chez Proginov, quel que soit le poste, le salarié est toujours invité à exprimer son ressenti face à sa rémunération. Il est libre de choisir un référent pour son entretien annuel, référent qui sera ensuite chargé de discuter avec les membres de la holding (qui représentent tout le champ social de l’entreprise). Les rémunérations sont transparentes et nominatives, même si Lewis nous explique que le sujet s’est tassé avec le temps. “Au départ, on est tous tentés de consulter le salaire des autres. Mais en réalité, nous sommes embauchés au même salaire à poste équivalent bien que nous n’ayons pas de grille. Et étant donné que nos écarts de rémunération sont faibles et que nous sommes tous bien payés, c’est un non sujet pour nous”, explique-t-il.
Bien entendu, le chargé de communication est bien conscient que l’activité de l’entreprise (l’édition et l’hébergement de logiciels), génère des rendements plus aisément que dans d’autres secteurs traditionnels. L’objectif de Proginov n’est donc clairement pas de faire la leçon ! Toutefois, en partageant leur expérience, il s’agit aussi de montrer que d’autres modèles sont possibles dans un contexte où le pouvoir d’achat est devenu un débat brûlant… qui plus est à l’ère de la transparence.




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