Revue de performance, discussion de développement, objectifs de l’année et renégociation salariale dans la foulée : avouez-le, l’entretien de fin d’année ressemble le plus souvent à un méli-mélo. Résultat : des échanges sous tension, des managers sur la défensive, des collaborateurs en posture de négociation, et surtout, peu de clarté sur ce qui compte vraiment. Et si séparer l’entretien individuel de l’entretien de rémunération changeait la donne ? Tellent et éthi’Kdo, deux entreprises qui ont sauté le pas, nous racontent leur cheminement.
Quand tout mélanger pollue les conversations
Évaluer le passé, projeter l’avenir, établir un projet de développement… et parler rémunération : quand tout se joue lors d’un seul et même entretien, les objectifs sont nécessairement brouillés.
Surtout, la perspective d’une augmentation aspire l’attention de tous : côté salarié, la tentation de “vendre” ses réussites et de minimiser ses difficultés ; côté manager, le réflexe de “justifier” une enveloppe perçue parfois comme insuffisante.
« Ce n’est pas tant le fait d’inclure la rémunération qui rend la chose stressante ; c’est la posture que cela induit. Si nous mettons la rémunération sur la table, chacun passe en mode négociation et la discussion devient fatalement moins authentique », résume Clotilde Mérillon, Global HR Business Partner chez Tellent. Dans ces conditions, nous perdons la qualité du feedback pour aider le collaborateur à progresser, et l’équité budgétaire.
Cas 1 — éthi’Kdo : un processus qui “dépersonnalise” la question du salaire
Au départ, éthi’Kdo faisait comme beaucoup d’autres entreprises : entretien annuel et décision salariale dans la foulée. « Le salaire dépendait de la capacité de négociation de la personne », reconnaît Séverin Prats, président cofondateur. Un jour, une injustice éclate : « Une salariée est venue me voir : “Pourquoi ne suis-je pas payée comme lui ?” Là, je suis tombé de huit étages en me demandant ce que j’avais raté ». S’ensuit une remise à plat des process RH, nourrie d’un questionnaire interne où la transparence et l'équité apparaissent alors comme l’étoile polaire à suivre. L’équipe sort peu à peu du “face-à-face” manager/collaborateur pour bâtir un système plus juste.
Le principe ?
- Une base commune : 1,12 × le SMIC pour tous.
- Deux axes d’évaluation : le niveau d’autonomie (de “j’apprends à faire mes tâches” à “je gère une internationalisation produit, je pilote des équipes/projets A-Z”); et la contribution au collectif (les personnes qui “huilent” l’organisation, facilitent, font vivre la culture). Selon le niveau, le salaire est augmenté.
- Un coefficient de rareté : multiplicateur de 1,3 pour la tech, 1,12 pour le commercial.
Un incrément d’ancienneté lisible : chaque anniversaire, + 50 € brut par mois. - Un bonus pour les Parisiens : bonus de 2 544 € brut/an.
- Une grille publique (interne et externe) par niveau, sans publication nominative des salaires.
Surtout, éthi’Kdo décorrèle totalement les moments.
D’un côté, deux entretiens dont l’un dédié au bilan, et le second aux objectifs. Ajoutez à cela un rendez-vous de mi-parcours pour ajuster (“n’attendons pas un an”). Un 360° est également possible à la demande (dès 2 ans d’ancienneté) pour enrichir la progression personnelle. « C’est transformateur », soutient Séverin Prats, y compris pour un fondateur : « Je sens que parfois mes consignes sont mal comprises ; en tant que dirigeant, les gens n’osent pas toujours me le dire. Le 360° lève ces non-dits ».
De l’autre, la gestion des salaires passe par un comité de rémunération élu par les salariés, indépendant de la ligne managériale, et dans lequel le fondateur siège (car il n’y a pas de DAF dans l’entreprise). N’importe qui peut le saisir, à tout moment, quand il estime avoir franchi un niveau (exemple : prise d’une équipe depuis 6 mois). Le collaborateur documente sa demande : le manager peut l’appuyer ; le comité vérifie les critères et tranche. « Cela dépersonnalise le sujet. Ce ne sont plus deux personnes qui négocient, mais cela repose sur un système de confiance ».
Et en cas de contrainte économique, la règle est claire : une progression peut être reconnue maintenant mais payée plus tard, en assumant l’ordre de priorités le jour où la trésorerie le permet.
Cas 2 — Tellent : calibrer, benchmarker, séquencer
Chez Tellent, la dissociation est un principe historique. « Nous avons toujours séparé les deux entretiens (rémunération et performance) pour éviter les biais », explique Clotilde Mérillon. Dans les premières années, paradoxalement, la revue de rémunération précédait l’entretien annuel : petite structure, visibilité fine sur les contributions, budget connu, cela évitait de saboter le feedback relatif au développement du collaborateur. Avec la croissance, l’organisation a évolué : deux entretiens officiels par an (bilan + développement), puis une revue salariale globale une fois par an (et des ajustements intermédiaires pour les promotions).
Entre les deux, un back-office de calibration : « Nous nous rendons compte que certains managers notent plus durement que d’autres. Nous calibrons pour éviter les biais et garder une lecture globale ». L’allocation budgétaire intègre la performance, l’importance du poste, le potentiel, la rareté, et l’historique des augmentations. Les benchmarks (par exemple Figures) apportent aussi de la pédagogie : « Nous expliquons les rémunérations par rapport au marché. Ce n’est pas la prime à celui qui négocie le mieux ».
Le message de fond ? Réduire la place donnée à la négociation individuelle. « Si nous commençons à déroger au process, tout le monde se met à négocier, et l’équité vacille. C’est intenable budgétairement parlant et culturellement ». Quant à la qualité de l’échange, Clotilde insiste : « Quand la rémunération n’entre pas en jeu, la conversation devient plus pertinente et impactante pour la suite ».
A retenir : ce que nous gagnons à séparer les moments
- Des feedbacks plus vrais, donc plus utiles. Sans enjeu salarial immédiat, il est possible de se montrer plus sincère dans ses feedbacks.
- Moins de stress et plus de justice perçue. Le manager n’est plus “portier d’augmentation” ; il se mue en sponsor (“Je pense que tu as atteint le niveau X ; je vais appuyer ta demande au comité”). Côté collaborateurs, la lisibilité réduit l’angoisse : qui décide ? selon quels critères ? quand ?
- Un budget maîtrisé et une équité consolidée. Les enveloppes ne se “consomment” pas au fil des duels de négociation. La calibration collective, les grilles et les benchmarks évitent l’effet “premier arrivé, premier servi”.
- Un collectif mieux valorisé. En adoptant cette posture, on redonne de la place aux collaborateurs qui œuvrent pour le collectif, et on évite la prime au bagout. « La négociation n’a pas de valeur universelle », rappelle Clotilde. Même en sales, elle n’est qu’une compétence parmi d’autres (écoute, discovery, construction de valeur…). Ne rémunérons pas uniquement le volume de parole.
- Un recrutement plus crédible. Process clair, grilles partagées, critères expliqués : les talents peuvent mieux se projeter, y compris ceux pour lesquels “le marchandage” rebutait.
Bien sûr, la transition ne sera pas forcément aisée comme nous l’explique Clotilde Mérillon : « La première année est dure. Il faut être ferme, clair, pédagogue : pourquoi ce benchmark et pas un autre, ce process et pas une négociation permanente ». Mais une chose est certaine, marcher vers plus de transparence et d’équité apaisera nécessairement les discussions à long terme.
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