En 10 ans, les ruptures conventionnelles ont augmenté de 45%, s’approchant désormais du demi-million chaque année. Mais comment analyser cette explosion pour un dispositif datant de près de 30 ans ? Et comment appréhender ces demandes en tant que DRH ?
Pas un dîner sans que l’un de vos amis ne l’évoque, pas une semaine sans que l’on toque à la porte de votre entreprise pour réclamer la sacro-sainte “RUC”. Bref, que vous soyez DRH ou simple observateur du monde contemporain, cela ne vous aura pas échappé : la rupture conventionnelle a le vent en poupe. DRH de la fintech Nickel (850 collaborateurs au compteur dont 700 en France), Marie Thieffry nous rapporte avoir constaté un pic post-pandémie. “En 2022-23, j’avais parfois une demande par semaine. Aujourd'hui, c’est plutôt une par mois”, nous rapporte-t-elle.
Au sein de la Banque de Savoie, même constat (ou combat selon les visions) : “j’ai l’impression que c’est devenu la norme par rapport aux démissions”, constate Alexandra Marret, sa DRH. N’allons pas y voir une exception culturelle : dans les pays où le même genre de dispositif existe, les demandes sont également en hausse comme en atteste Marie Thieffry pour ses collaborateurs côté Espagne.
La rupture conventionnelle : les collaborateurs auraient tort de s’en priver !?
Nul besoin de plonger dans les affres de la psychologie humaine pour comprendre qu’il serait difficile pour les collaborateurs de ne pas tenter d’obtenir une sortie confortable. “L’être humain est programmé pour éviter au maximum les contraintes. Or, contrairement à une démission, la rupture conventionnelle permet de toucher le chômage, ainsi qu’une prime de la part de l’employeur. Il serait donc dommage pour un collaborateur de s’en priver”, analyse Anaïs Matonnier, consultante et formatrice pour Animare.
Pour Léna Basile, ex-directrice développement Rh de la banque populaire AURA, cette épidémie de ruptures conventionnelles n’est pas un simple effet de mode : “c’est le symptôme d’un désalignement croissant entre les attentes des collaborateurs et les modèles organisationnels encore trop rigides dans certaines entreprises”. De plus, dans un contexte économique plus incertain, les salariés ne veulent plus partir “pour rien”.
“La RUC est alors perçue comme une sortie par le haut, une forme de séparation à l’amiable et respectueuse”, ajoute-t-elle.
Conscientes de cette lame de fond, certaines entreprises ont carrément fait de la rupture conventionnelle un atout de leur marque employeur à l’instar de Morning, qui propose à tous ses collaborateurs de partir via ce dispositif. Soucieuses de peaufiner leurs process d’offboarding, ces sociétés voient en ces aurevoirs pacifiés des salariés boomerang en puissance, ou d’excellents ambassadeurs de l’entreprise par-delà leur passage entre les murs de la société.
“Non, la rupture conventionnelle n’est pas un dû”
Reste que, côté employeur, tout le monde n’est pas convaincu. “Les salariés voient la rupture conventionnelle comme un dû, mais il faut avoir en tête que c’est une négociation dans laquelle les deux parties doivent avoir un intérêt commun”, précise Alexandra Marret. Elle rappelle que le dispositif a un coût pour l’entreprise qui a d’ailleurs été augmenté ces dernières années afin de le rapprocher de celui du départ en retraite. En outre, la demande est particulièrement mal tolérée quand elle émane d’un salarié qui a trouvé un nouveau job mais préfère se sécuriser au cas où il quitterait son prochain employeur durant la période d’essai.
1. Le cas de la Banque de Savoie
Pour toutes ces raisons, la DRH de la Banque de Savoie nous explique n’accepter qu’une petite moitié des demandes formalisées. “Ce ne peut devenir une solution universelle”, ajoute-t-elle. Alexandra Marret nous explique considérer alors trois critères :
- L’intérêt de l’entreprise : en l’occurence, la RC peut parfois permettre de régler des situations compliquées, pas nécessairement conflictuelles, mais dans lesquelles le salarié n’apporte pas ou plus les résultats attendus. La rupture conventionnelle permet ainsi d’éviter de constituer un dossier pour licenciement, ou encore de s’exposer à un arrêt maladie longue durée.
- Le coût : plus un salarié a d’ancienneté, plus la RC va coûter cher.
- Le projet du collaborateur : qu’il s’agisse d’une formation, reconversion, création d’entreprise… la DRH va analyser le projet du collaborateur. “Il ne faut jamais oublier que mon rôle est de développer les compétences et de créer de l’emploi, pas d’envoyer les gens chez France Travail”, rappelle Alexandra Marret.
2. Le cas de Nickel
Au sein de Nickel, Marie Thieffry impose une posture encore plus drastique. Les RUC ne représentent que 2% des départs. Elle nous explique refuser systématiquement :
- Les demandes de rupture conventionnelle pour voyager : “Je propose plutôt une suspension de contrat pendant 3 mois ou un congé sabbatique”, explique-t-elle.
- Les demandes pour monter une entreprise : à la place, la DRH préfère la mise en place d’un 4/5ème pour libérer une journée afin que le collaborateur puisse présenter un dossier solide qui lui permettra de toucher le chômage lors de sa création d’entreprise.
- Les demandes pour déménagement : le suivi de conjoint est un dispositif qui permet déjà de toucher le chômage. Autrement, Nickel propose d’aménager les conditions de télétravail afin d’aider la personne à rechercher un job dans son nouveau bassin d’emploi, à condition d’avoir une date de fin.
- Les demandes pour retour de congé paternité ou maternité : par souci d’équité envers les autres parents, ces demandes sont refusées.
Au final, les rares demandes acceptées concernent souvent des commerciaux en région qui souhaitent se reconvertir dans un tout autre métier, ou des situations très spécifiques mais toujours si la relation est en bon terme.
Du mérite à la menace, des conditions d'exercice encore floues
Parce que ses conditions d’exercice demeurent à la discrétion des entreprises, une nouvelle législation devrait entourer davantage le dispositif. “C’est essentiel car certaines situations peuvent virer au chantage. Or, nous ne voulons surtout pas accéder à des demandes sous la menace”, lance Marie Thieffry.
Pour Anaïs Matonnier, l’acceptation des ruptures conventionnelles peut mener à un profond sentiment d’injustice, notamment pour ceux qui restent.
“Je regrette que la RC soit souvent acceptée pour des éléments qui sous-performent alors qu’elle devrait selon moi récompenser des salariés qui ont été fidèles et engagés envers l’entreprise, et se retrouvent parfois dans un entre-deux professionnel qui ne leur laisse pas assez de temps pour réfléchir à l’après.. d’où le besoin de profiter de cette RC”, estime-t-elle.
En d’autres termes, il est assez négatif pour une entreprise d’envoyer le signal qu’une baisse de performance ouvre droit à une rupture conventionnelle.
Anaïs Matonnier condamne aussi les pratiques de certaines entreprises exerçant une pression sur les salariés démissionnaires en leur faisant miroiter une rupture conventionnelle en échange d’un maintien en poste pendant 6, parfois 12 mois malgré un désengagement voire des conditions d’exercice difficiles. “En somme, la RUC soulève des questions autour du mérite qui sont souvent corrélées à la culture d’entreprise”, estime-t-elle.
A quand une co-construction des pratiques ?
En attendant un cadre légal plus solide, pouvoir co-construire les conditions d'exercice de la rupture conventionnelle avec les équipes serait selon l’experte une excellente pratique. “C’est bien entendu plus facile dans les petites structures, mais tellement confortable au moment des départs car personne ne peut remettre en cause ce qui a été décidé collectivement”, lance-t-elle.
Une bonne manière de responsabiliser les équipes et de remettre à sa juste place la rupture conventionnelle afin qu’elle ne devienne pas un fléau, mais une opportunité de se séparer en bonne intelligence.