Compversation #9 - Le coût de la transparence
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Faut-il avoir peur de la transparence salariale ?
Gare aux effets indésirables de la transparence !
C’est la mise en garde lancée dans le Financial Times par la journaliste britannique Soumaya Keynes. Bien sûr, dit-elle, la transparence peut sembler être un bon remède aux inégalités hommes-femmes qui continuent de gangréner le monde professionnel d’aujourd’hui.
Dans un monde plus transparent, les entreprises qui sous-payent leurs employées en fonction de leur genre seront démasquées et sanctionnées. Mais (car il y a un mais) : cela se fait aux dépens des employés qui verraient leurs augmentations baisser dans l'ensemble. Plutôt que de hisser le salaire des femmes au niveau de celui des hommes, les employeurs préfèreraient moins augmenter les hommes.
C’est le fameux argument du « nivellement par le bas » qu’on entend régulièrement autour de la question de la transparence salariale.
(Je vous en avais déjà touché un ou deux mots dans une précédente édition de cette newsletter).
L’article du Financial Times s’appuie sur des études sérieuses, dont un article académique publié par la chercheuse Zoë Cullens dans le Journal of Economic Perspective.
Du coup, pourquoi est-ce que je continue de soutenir fermement la transparence, même après avoir lu l’article et les études citées ?
Le coût de la transparence
Soyons clairs : je ne réfute pas toutes les conclusions de l’article du Financial Times.
De nombreuses études soulignent ce paradoxe : si la transparence réussit à combler l’écart des rémunérations hommes-femmes, c’est aux dépens des hommes, qui sont moins payés. Pire : une étude menée au Danemark montre qu’une législation de 2006 sur la transparence salariale a eu pour effet de baisser la productivité des employés, frustrés par le ralentissement de leurs augmentations…
Une baisse de productivité qui coûterait plus aux entreprises que le budget d’augmentation qu’ils ont économisé en payant moins leurs employés (c’est cocasse).
Soulignons tout de même qu’aucune de ces études n’a été menée dans un contexte de transparence de la même ampleur que ce qui est prévu par la nouvelle directive européenne. Elles ne sont donc peut-être pas totalement représentatives des changements à venir.
Mais il reste vrai qu’à l’ère de la transparence, toute différence de traitement doit pouvoir être justifiée par des critères objectifs. Ça veut dire que pour accorder une augmentation à un top performer, il faudra d’abord prouver que top performer, il l’est vraiment.
Pour certaines fonctions, cette évaluation peut s’avérer franchement compliquée et longue. Plutôt que de s’y coller, certaines entreprises préfèreront standardiser les augmentations en faisant du saupoudrage collectif.
Frustrés par cette rigidité des grilles salariales, les meilleurs éléments risquent donc d’aller chercher un meilleur package ailleurs.
Je suis profondément convaincu qu’à l’ère de la transparence, on risque d’assister à un turnover des talents. Qu’en est-il de ceux qui pensent être des top performers… alors que non ?
Soumaya Keynes rappelle que les employés eux-mêmes ne sont pas très bons juges de leurs propres performances. De fait, cela ouvre la porte à des discussions inconfortables (ou conflictuelles) : devoir leur expliquer qu’ils ne sont, en réalité, pas aussi bons que ce qu’ils pensent.
(Encore une fois, ce sont les managers qui risquent de se retrouver en première ligne).
La transparence salariale est une véritable révolution et toute révolution a un prix : ce serait naïf de croire qu’elle se fera sans heurts.
De quelle transparence parle-t-on ?
Mais il faut nuancer : les conséquences néfastes que j’ai listées ci-dessus ne découlent que d’un seul type de transparence salariale. Une transparence qui permettrait à chacun de connaître uniquement les salaires de ses collègues du même rang, dans une entreprise donnée.
Dans son article pour le Journal of Economic Perspective, Zoë Cullens nomme cela la « transparence horizontale ».
Elle identifie deux autres types de transparence, qui, eux, ont des effets globalement positifs :
- La « transparence verticale » qui permettrait à chacun de connaître le salaire de ses supérieurs.
La transparence verticale augmenterait la motivation et la performance des salariés, qui découvriraient que leur hiérarchie est mieux payée que ce qu’ils pensaient.
- Et la transparence « inter-entreprises » qui permettrait à chacun de connaître les salaires pratiqués par d’autres entreprises.
La transparence inter-entreprise pousserait les employés à postuler à plus d’offres, ce qui pourrait contre-balancer l’effet de « nivellement par le bas » induit par la transparence horizontale. Les entreprises seront bien obligées de s’aligner sur le marché si elles veulent retenir les meilleurs.
Les études citées dans l’article du Financial Times n’ont pas été menées dans un contexte de transparence à grande échelle qui mêle les trois types de transparence, comme ce qu’on pourra observer avec la nouvelle législation européenne.
Dans cette nouvelle ère, les entreprises les plus aguerries pourront user de ces trois types de transparence pour obtenir un avantage comparatif et influencer le marché. Et construire une société plus équitable au global.
Cela aura des effets positifs non seulement sur les femmes, mais sur toutes les minorités discriminées, ainsi que sur les employés issus de background plus modestes : ils auront accès à autant d’informations que leurs collègues issus de milieux plus aisés, où on a généralement une meilleure compréhension de l’évolution des salaires.
Le papier de Zoë Cullens montre, par exemple, que le fait de connaître l’effet des études supérieures sur le salaire peut encourager les élèves de milieux défavorisés à poursuivre des études universitaires. C’est le sens de l’histoire : on progresse vers une plus grande transparence, ce qui a des effets bénéfiques sur la société dans son ensemble.
Si l’on zoome sur chaque entreprise individuelle aux prises avec cette transition, le poids de ce changement peut sembler énorme… Mais c’est aussi l’occasion de se démarquer.
Un avantage comparatif de taille
Voilà pourquoi je continue de croire à la transparence salariale, malgré l’argument du « nivellement par le bas ». En vérité, les « effets indésirables » de la transparence peuvent être mitigés par les entreprises qui savent s’y prendre, et qui s’y prennent tôt.
C’est pour cela que je conseille systématiquement aux CEOs et CHROs de revoir leurs philosophies de rémunération le plus vite possible. Cela veut aussi dire réfléchir à sa mécanique de pay-for-performance pour pouvoir récompenser justement les talents les plus précieux.
Les « early adopters » seront « récompensés » de plusieurs manières différentes :
- Ils pourront faire de la transparence salariale un véritable avantage compétitif au moment du recrutement.
Jeremy Cledat, CEO de Welcome To The Jungle le confirmait récemment lors d’une intervention que nous avons faite ensemble : les offres transparentes reçoivent jusqu’à deux fois plus de candidatures.
- S’ils ne se servent pas de l’exigence de la transparence comme un prétexte pour standardiser les augmentations de tout le monde…
… Ils pourront maintenir une culture de la performance et se prémunir du désengagement et de l’attrition de leur top performers.
- S’ils arrivent à mesurer et améliorer leur équité interne, ils pourront se prémunir du désengagement des salariés qui découvriraient qu’ils sont moins traités de manière non équitable.
- Ils serviront de « refuge » au top performers qui quittent les entreprises rigides incapables de les reconnaître à leur juste valeur au profit d’entreprises capables de les récompenser justement sans faire d’entorse à la loi ou à leur politique interne.
Ces entreprises “best-in-class” auront aussi un effet bénéfique sur la société dans son ensemble. Les autres devront s’aligner et leurs politiques deviendront la nouvelle norme : ce que tous les salariés et candidats attendent.
Bien sûr que le passage à l’ère de la transparence a un prix. Mais non seulement ce prix vaut la peine d’être payé pour un future plus équitable.
Je pense aussi que c'est l'opportunité pour les entreprises qui s'y prennent vite et bien de s'en sortir et de tourner ça à leur avantage.
Pour continuer la conversation
Une sélection de contenus pour nourrir la réflexion. N’hésitez pas à m’envoyer les articles qui vous ont semblé intéressants !
Letter: Groups embracing EU pay transparency rules will thrive - Financial Times
Ma réponse à l’article de Soumaya Keynes, reprise par le Financial Times.
Elon Musk, Rupert Murdoch didn’t act in ‘good faith’ with Tesla, News Corp salary transparency, says New York City - Chrismaar - Bloomberg (En anglais)
Aux Etats-Unis, les premières pénalités relatives aux lois de transparence tombent. Ici, Tesla et News Corp sont sanctionnées pour avoir publié des fourchettes trop larges, qui vont à l’encontre de l’esprit de la loi. Reste à savoir comment ces décisions de justice vont influencer les comportement des entreprises.
Virgile Raingeard - Cultiver la transparence jusque dans sa politique salariale - Learning By Doing - PODCAST.
J'ai eu la chance d'être interviewé pour le podcast de Team Bakery, Learning By Doing, au sujet de ma vision de la transparence salariale.