Compversation #20 - Un problème potentiel ?
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Comment mesurer le potentiel des collaborateurs ?
Si j’avais une prédiction à faire pour les RH en 2025, ce serait (sans surprise pour les lecteurs et lectrices de cette newsletter)... toujours plus de transparence. La directive européenne doit être transposée d’ici le 7 juin 2026 maximum. Ce qui laisse aux entreprises un an et demi pour clarifier toutes les décisions de rémunération qu’elles prennent. Celles-ci devront se baser sur des critères objectifs et mesurables.
Mais ce n’est pas le seul défi à relever. (Sinon, ce serait trop facile !)
Le marché de l’emploi est toujours aussi tendu et les équipes RH se doivent d’identifier et de retenir les meilleurs talents. Ceux dont la contribution pèse de manière démesurée sur les résultats. Tout en restant irréprochables sur la transparence. Observer les performances passées des collaborateurs ne suffit pas. Il faut aussi pouvoir prévoir leurs performances futures. Reconnaître les stars de demain pour les engager et ne surtout pas les laisser passer entre les mailles du filet.
C’est à cela que sert le concept de « potentiel ». Lorsqu’on mesure le potentiel, on ne pense pas seulement à ce que les collaborateurs sont, aujourd’hui. On réfléchit à ce qu’ils pourraient être, demain.On prédit leur développement pour identifier celles et ceux qui pourront jouer un rôle stratégique dans 2, 5 ou même 10 ans.
Aujourd’hui, il s’avère qu’un bon nombre d’entreprises se base sur cette notion de potentiel pour prendre des décisions managériales et, bien sûr, de rémunération, que ce soit en allouant un budget plus élevé à l’augmentation des collaborateurs à haut potentiel, en leur attribuant des primes, des actions ou des stock-options. Et même s’il n’est pas encore certain que les stock-options et les actions tomberont sous le coup de la directive, les primes et les augmentations le seront forcément.
Si elles ne mettent pas de la transparence dans leurs manières de mesurer le potentiel, les entreprises qui s’en servent pour prendre des décisions de rémunération s'exposent donc à des risques juridiques.
9 cases, 0 objectivité
Il est clair que nos métiers de RH seraient beaucoup plus faciles si on avait le moyen de prédire les comportements et les performances futurs des collaborateurs. Cela permettrait de savoir sur qui investir. Nos programmes pour high performers seraient un incubateur infaillible de futurs leaders.
Il n’est donc pas étonnant qu’une bonne moitié des entreprises mesurent d’une façon ou d’une autre le potentiel : c’est ce qu’on a découvert en effectuant un sondage auprès de celles et ceux qui ont participé à notre Compensation Summit. De prime abord, il existe déjà une méthodologie efficace que la majorité des entreprises utilisent pour mesurer le potentiel : c’est la matrice 9-box. On répartit les collaborateurs en 9 catégories en croisant leur potentiel et leur performance.
On identifie alors plus facilement les talents qu’il faut engager et sur lesquels il faut investir (haut potentiel, haute performance), ceux qu’il faut former (haut potentiel, basse performance) et ceux qu’on ne va pas chercher à promouvoir, mais qu’on est bien content d’avoir dans ses équipes pour que le job soit bien fait (bas potentiel, haute performance)...
Sous ses dehors méthodiques, la 9-box ne fait que déplacer le problème : comment en vient-on à placer un collaborateur sur l’axe horizontal du potentiel ? Sur quels critères s’appuie-t-on ? Surtout : si demain, l’existence de cette 9-box devenait publique, les entreprises pourraient-elles la justifier face aux collaborateurs et à leurs représentants ?
Si ce n’est pas le cas, alors la 9-box ne devrait pas être utilisée pour prendre des décisions de rémunération.
Personnellement, je n’ai jamais vu la 9-box utilisée avec clarté, précision et méthode. On se contentait de demander au manager : « Estimes-tu que tel ou tel collaborateur a un peu, beaucoup, ou pas du tout de potentiel ? ». Les réponses étaient rarement structurées ou basées sur des faits objectifs. Et donc (comme souvent lorsqu’on manque de structure), biaisées.
Le diplôme par exemple, avait une importance démesurée. Et ce, même si la personne en question avait quitté les bancs de ladite école plus de dix ans plus tôt.
Aujourd’hui, comme à l’époque, je peine à justifier l’utilisation du diplôme comme une information importante pour évaluer le potentiel de personnes après des années de vie professionnelle... J’ai donc vite déchanté face à ces méthodes d’évaluation non structurées et fortement biaisées, et ai décidé de m’éloigner de toute évaluation du potentiel durant les dernières années de ma vie de RH. Une réticence partagée par un certain nombre de mes pairs.
C’est un problème qui ne date pas d’hier : en 2014 déjà, un rapport de SHL affirmait que 50% des RH n’avaient pas confiance en leur programme « High Potential ». Dix ans plus tard, en 2024, un rapport de SAP montre que 30% des salariés interrogés trouvent que la manière dont leurs entreprises gèrent la question du potentiel est « injuste ».
Si ces chiffres sont inquiétants dans l’absolu, ils le sont encore plus à l’ère de la transparence.
Même une notion d’apparence objective, comme l’évaluation de la performance, pose problème : il devient de plus en plus évident pour moi comme pour une grande partie des professionnels RH qu’il faut mettre en place un système de calibration pour s’assurer de la cohérence des évaluations. Pour l’évaluation du potentiel par contre, je ne sens pas le même consensus, ou le même degré d’urgence, alors que pourtant, il y a matière à s’améliorer.
Vers une méthodologie du potentiel
Faudrait-il donc renoncer à toute évaluation du potentiel ? C’est ce que j’ai longtemps cru, mais une discussion récente avec l’un des clients de Figures a commencé à faire changer ma vision des choses.
Cette entreprise évalue le potentiel sous 3 axes, en mesurant 3 capacités concrètes et en les scorant :
- Apprendre de nouvelles compétences
- Prendre des initiatives et les mener à bien
- Fédérer et communiquer
Plutôt que d’être une notion vague et approximative, le potentiel est corrélé à des comportements concrets qu’on peut constater objectivement et illustrer par des actions passées.
Et la recherche scientifique va dans ce sens.
Dans un article du Harvard Business Review datant de 2017, 3 experts dont un professeur en psychologie des organisations isolent les 3 qualités qui sont partagées par les futurs leaders « indépendamment du contexte, du métier et du secteur » : les capacités cognitives, les compétences sociales et la motivation (ou le drive).
En 2022, le même média publie un deuxième article à ce sujet : une étude menée sur près de 5 ans prouve que des quotients cognitifs, émotionnels ou de motivation élevés peuvent aider à identifier les futurs leaders.
Mieux : les auteurs de l’article proposent de mesurer ces 3 quotients à partir de comportements concrets : un premier pas vers l'objectivité.
Le potentiel contextuel
Ces deux articles offrent des pistes intéressantes pour mesurer le potentiel de manière précise. Mais ce qui me gêne avec cette notion de potentiel, c’est qu’elle est toujours dichotomique : on partage les collaborateurs entre ceux qui en ont et ceux qui n’en ont pas.
En général, pour y arriver, on demande aux managers s’ils pensent que leurs collaborateurs pourraient grimper dans la hiérarchie dans 2 ou 5 ans… Sans jamais se poser la question : du potentiel pour quoi ?
C’est ignorer qu’il existe en réalité plusieurs types de potentiels : les collaborateurs qui pourraient évoluer vers des rôles managériaux n’ont pas le même que ceux qui pourraient évoluer vers des rôles d’experts techniques, par exemple… Dans un livre blanc, Lauren S. Park, PhD, chercheuse chez SAP, élabore un modèle étendu et nuancé du potentiel qui inclut aussi le potentiel social, organisationnel et de projet.
Elle précise que chaque entreprise devrait re-configurer ce modèle selon ses propres priorités stratégiques, les tendances de son secteur, ou les valeurs qu’elle souhaite cultiver…
Le tout est d’avoir une vision claire de ce que le potentiel veut dire pour une entreprise et une équipe en particulier. Il faudrait pour cela se poser la question des compétences et des comportements qu’on souhaite encourager : l’agilité dans une entreprise en croissance, ou l’expertise technique dans une entreprise innovante…
Il serait alors possible de préciser cette notion vague de potentiel en la liant à des compétences ou des aptitudes concrètes que les collaborateurs démontrent aujourd’hui.
Si ces aptitudes sont mesurées de manière précise et que leur importance est justifiée par la stratégie de l’entreprise, il est possible de faire du potentiel un critère suffisamment objectif pour motiver des décisions de rémunération. Cela revient, comme souvent lorsqu’il s’agit de construire une politique de rémunération, à un choix managérial et stratégique : considère-t-on que la rémunération devait être alignée avec l'évolution future théorique des collaborateurs ou leurs performances passées ?
Quoi qu’il en soit, il est vital de s’assurer de l’équité et de l’objectivité du processus. Surtout, si de celui-ci découle des décisions de rémunération.
Pour continuer la conversation
Une sélection de contenus pour nourrir la réflexion. N’hésitez pas à m’envoyer les articles qui vous ont semblé intéressants !
How to Spot — and Develop — High-Potential Talent in Your Organization - James Intagliata, Jennifer Sturman, and Stephen Kincaid - Harvard Business Review - En anglais
Trois spécialistes du talent management exposent le résultat de leurs recherches sur la mesure du potentiel à partir de trois qualités distinctes. À partir de ce modèle, il est aussi possible de former les leaders de demain lorsqu’il leur manque une des trois qualités.
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