La directive européenne relative à la transparence des salaires a le mérite d’être claire.
Interdiction de demander aux candidats l’historique de leur rémunération, annonce des salaires dans les offres d’emploi, droit à l’information des employés et transfert de la charge de la preuve…
Les principales dispositions ne laissent pas énormément de marge de manœuvre aux législateurs nationaux.
D’ailleurs, les projets de loi que nous connaissons déjà ne comportent pas de grande surprise.
À part peut-être que certains pays européens se montrent encore plus strictes que la directive.
C’est pour toutes ces raisons que j’encourage les entreprises avec lesquelles je travaille de se mettre en ordre de marche pour la transparence sans attendre le texte de loi définitif.
Mais je dois admettre qu’il subsiste des zones d’ombres, certaines plus imprévisibles que d’autres. L’une d’entre elle porte justement sur la définition de la « rémunération ».
Quelles composantes entrent dans ce périmètre ? La directive dit ceci:
“Pay should include the ordinary basic or minimum wage or salary and any other consideration, whether in cash or in kind, which the worker receives directly or indirectly, in respect of his or her employment from his or her employer.”
Ceci inclut clairement le salaire de base, le variable et les primes complémentaires, mais pas explicitement l’actionnariat salarié (j’utilise ici « actionnariat salarié » pour désigner l’ensemble des dispositifs d’intéressement comme les actions gratuites, les stock options, les BSPCE…).
Néanmoins, on peut décemment considérer que ces éléments font partie de la définition ci-dessus.
Personnellement, je suis toujours parti du principe que ces derniers éléments seront exclus de la nouvelle législation sur la transparence.
Pour des raisons de jurisprudence d’abord : la cour de cassation a précédemment considéré que l’attribution d’options de souscription ou d’achat d’actions ne constituaient pas une rémunération (arrêts du 20 octobre 2004, du 7 septembre 2017 et du 15 novembre 2023).
Mais aussi pour des raisons de faisabilité : très peu d’entreprise font du reporting sur l’actionnariat salarié. Les forcer à le faire serait ouvrir une véritable boîte de Pandore et j’ai longtemps cru que le gouvernement n’allait pas vouloir aller dans cette direction.
Sauf qu’en réalité, tout reste possible, et il y a certains signaux faibles qui montrent que la décision ne serait pas aussi tranchée que ça. Comme le dit l’avocate en droit social Leslie Nicolaï, citée par Editions Législatives : « L'épargne salariale n'est pas considérée comme un élément de salaire au sens de l'article L 242-1 du code de la sécurité sociale, mais il s'agit d'une rémunération indirecte. À ce titre, ces périphériques de rémunération ne peuvent pas être écartés. ». Leslie et moi avons échangé sur ce point de manière détaillée lors de notre webinar du Compensation Summit 2025, et nous partagions nos doutes sur le périmètre final d’application de la loi.
Face à cette incertitude, la manière dont les entreprises attribuent et gèrent les stock-options et l’actionnariat salarié devient un enjeu stratégique, tant pour la conformité que pour l’équité interne.
Le discrétionnaire en oeuvre… et en actions
Dans les plans de rémunération des entreprises, il y a des zones où le discrétionnaire va se loger plus facilement.
Ça a longtemps été le cas de la rémunération variable. J’en ai parlé dans un précédent numéro de cette newsletter. Souvent utilisés pour faire de la différenciation et récompenser les collaborateurs qu’on perçoit comme des « stars » sans devoir s’en justifier au plus grand nombre, le variable devra pourtant être justifié et rationalisé à l’ère de la transparence.
Et les entreprises s’en sont rendu compte : elles revoient les objectifs sur lesquels elles se basent pour attribuer primes et bonus. La part de discrétionnaire a été éliminée avec le temps.
Il demeure pourtant un « far west » du discrétionnaire qui n’a pas vraiment été traité par la plupart des entreprises : l’actionnariat salarié.
Des grandes boîtes cotées qui attribuent des actions gratuites jusqu’aux BSPCE des startups, les directions n’hésitent pas à actionner ce levier de différenciation et de fidélisation qui leur permet d’engager les collaborateurs qu’ils considèrent comme étant les plus précieux.
Faute de structure formalisée, les budgets sont confiés aux patrons de pôles et de business units. On retrouve alors les discussions imprécises autour du potentiel, on se demande qui est une « star » et qui ne l’est pas, le tout n’étant presque jamais basé sur des faits.
Et on pourrait se dire que cela ne devrait pas poser problème si l’actionnariat était effectivement exclu du projet de loi français…
Sauf que la transparence n’est pas qu’une question purement légale.
Un sujet de contentieux potentiel
La directive européenne n’a pas été écrite dans le vide.
Elle accompagne un changement de société plus profond et plus vaste : les entreprises ne peuvent plus se permettre de rester opaques sur les rémunérations, de maintenir des écarts injustifiés ou de perpétuer des inégalités hommes-femmes.
Les jeunes générations, en particulier, attendent des organisations qu’elles soient exemplaires sur ces sujets. Pour elles, la transparence salariale n’est pas un simple détail administratif : c’est un critère clé pour choisir où elles souhaitent travailler et s’engager sur le long terme. Loi ou pas, elles n’hésitent pas à se tourner vers les réseaux sociaux lorsqu’elles se sentent lésées par leurs employeurs.
Alors même si l’actionnariat n’est pas inclus dans la loi, il peut très bien être à l’origine de vagues de mécontentement ou de bad buzz. Surtout lorsque l’on sait que c’est là que se jouent les plus grandes différences salariales au sein d’une entreprise :
Entre le salaire d’un cadre dirigeant et celui d’un jeune cadre, la différence peut aller du simple au triple, voire au quadruple.
Mais en termes de stock options, on peut vite passer à des différences de x30, x50 ou même x100…
Le DRH d’une entreprise dont les actions cotées ont énormément augmenté au cours des derniers mois m’a dit que la question était devenue un sujet de contentieux avec les élus. Ceux-ci se sont rendu compte que les montants négociés annuellement lors des NAO (quelques dixièmes de pourcent de la masse salariale) n’avaient rien à voir avec les gains occasionnés par la montée du cours de l’action pour les cadres de l’entreprise qui avaient bon nombre d’actions gratuites.
Et on comprend que ce soit un sujet hautement sensible lorsqu’on sait que c’est une partie si conséquente de la rémunération des dirigeants à laquelle les couches basses de l'entreprise n’ont pas accès.
Pire : l’actionnariat peut aussi être un véhicule de discrimination homme-femmes :
- Les actions sont surtout attribuées aux dirigeants
 - Il y a moins de femmes qui occupent des postes élevés en raison du plafond de verre
 - Mathématiquement, cela se traduit en des écarts de rémunération énormes entre les sexes, desquels les entreprises vont avoir du mal à se justifier.
 
On comprend donc, théoriquement, pourquoi cet axe pourrait être inclus dans la nouvelle loi. Même si d’un point de vue pratique, ça peut paraître complexe.
Introduire de la méthode là où il n’y en a pas
Quoi qu’il en soit, les entreprises ont tout intérêt à rationaliser leurs processus d’attribution d’actions gratuites et de stock options.
Si l’actionnariat est inclus dans la loi sur la transparence, elles auront pris de l’avance sur un énorme challenge de reporting, qui les forcerait à révéler des données sensibles.
Si ce n’est pas le cas, il vaudrait toujours mieux se prémunir contre une vague de mécontentement potentielle face aux inégalités réelles ou perçues en s’adaptant aux attentes des collaborateurs d’aujourd’hui.
Et il y a de plus en plus d’entreprises qui s’appuient sur des méthodes objectives et concrètes pour attribuer leurs actions, en se basant sur des critères tels que la performance des salariés et leur niveau de responsabilités.
Dans les 3 dernières entreprises où j’ai travaillé, (dont Figures) on a établi un modèle très factuel pour l’attribution des actions :
- Une matrice de type oui ou non. Par exemple : les juniors n’y ont pas droit sauf cas de performance exceptionnelle, en ce qui concerne les séniors, pour ceux dont qui sont au dessus des attentes et plus. Quant aux directeurs, ils y ont systématiquement droit hors sous-performance.
 - Le montant des actions est un multiple du salaire (par exemple, un junior à la performance exceptionnel va recevoir 20% de son package en actions, alors qu’un cadre dirigeant pourra recevoir jusqu’à 2 à 3 fois son package annuel)
 
Avec une matrice niveau x performance comme celle-ci, on retombe dans une méthodologie objective et non discrétionnaire (si le processus d’évaluation de la performance est vraiment objectif!).
À l’ère de la transparence, la capacité de justifier et d’objectiver ses décisions fera toute la différence, que ce soit dans le cadre d’un tribunal ou face à l’opinion publique.
Si vous avez envie de discuter de matrices de distribution d’action, n’hésitez pas à m’écrire !
Pour continuer la conversation
Une sélection de contenus pour nourrir la réflexion. N’hésitez pas à m’envoyer les articles qui vous ont semblé intéressants !
New Research Debunks a Common Criticism of Pay Transparency - Mary Ellen Carter, Lisa LaViers, Jason Sandvik and Da Xu - Harvard Business Review - En Anglais
Contre une idée reçue selon laquelle la transparence salariale nuit au moral des salariés, de nouvelles études suggèrent que la transparence pourrait augmenter la satisfaction des collaborateurs autour de leur rémunération. Ils passeraient moins de temps à faire des hypothèses autour de la rémunération de leurs collègues et auraient moins tendance à surestimer le salaire moyen.
Pourquoi l’actionnariat salarié séduit de plus en plus - Carole Molé Genlis - Le Revenu
L’an dernier, 55% des personnes pouvant bénéficier de l’actionnariat salarié ont été séduites, contre 51% en 2023 et 40% dix ans plus tôt. Cet article rassemble des chiffres intéressants sur la progression de l’actionnariat salarié en France.




