Compversation #22 - Comment peser un poste ?
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À travail de valeur égale, salaire égal !
C’est le principe fondateur de l’équité salariale. Presque un lieu commun. Il garantit, notamment, l’égalité homme-femme. Il est loin d’être novateur. Depuis 1972, la loi française stipule : « Tout employeur assure, pour un même travail ou pour un travail de valeur égale, l’égalité de rémunération entre les femmes et les hommes ».
En 1983, la loi Roudy précise : « sont considérés comme ayant une valeur égale, les travaux qui exigent un ensemble comparable de connaissances professionnelles consacrées par un titre, un diplôme ou une pratique professionnelle, de capacités découlant de l’expérience acquise, de responsabilités et de charge physique ou nerveuse ».
Il a beau nous sembler évident, ce principe continue de donner du fil à retordre aux RH et de mettre en jeu la responsabilité juridique des entreprises. Comment bien évaluer la valeur d’un poste ? Qu’est-ce qu’une catégorie d’emplois de même valeur ? Avec la directive européenne, qui devra bientôt être transcrite dans le droit français, la question de l’équivalence des postes deviendra de plus en plus épineuse.
Car si la directive 2023/970 s’intéresse surtout à la transparence des rémunérations, elle finira par braquer un projecteur sur d’autres processus RH.
La rémunération n’est pas un silo isolé des RH, elle en est la résultante. Alors la transparence des rémunérations fera tache d’huile.
Dans cette mini-série de newsletters, nous avons étudié ce phénomène et montré comment l’évaluation de la performance, des compétences ou même du potentiel pourrait être affectée par la transparence. Pour ce dernier numéro de la mini-série, nous nous intéresserons à la pierre angulaire de l’équité salariale : la classification des postes.
Un coût d’entrée considérable
Sans système de classification de postes, il est difficile de s’assurer de l’équité salariale au sein d’une entreprise. La catégorisation des emplois, couplée à la politique salariale de chaque entreprise, sert normalement de base à la construction d’une grille salariale.
Cela ne veut pas forcément dire que tous les salariés dans une même catégorie de postes recevront une rémunération identique. D’autres critères peuvent aider à les positionner au sein de leur fourchette, pourvu que ces critères soient objectifs, mesurables et non discriminatoires. C’est du moins ce que prévoit la directive européenne, qui devra entrer en vigueur dès juin 2026.
Or, sur le terrain, je constate qu’un certain nombre d’entreprises, surtout les plus petites, ne s’appuient pas sur une méthodologie de pesée de poste robuste qui pourrait servir de fondation pour une grille de rémunération européenne.
Le problème, c’est que la directive européenne concerne toutes les entreprises de 100 salariés et plus. Et qu’il est probable qu’en France, le reporting obligatoire soit imposé à toutes les entreprises de plus de 50 personnes (dans la continuité de l’index EgaPro). Tous les employeurs, même ceux de moins de 50, pourront même être concernés par une partie des autres obligations. Cela laisse un certain nombre d’entreprises, toutes celles n’ayant pas de méthodologie en place, dans une situation particulièrement vulnérable.
Car un peu comme la mise en place d’un référentiel de compétences, la pesée de postes peut vite se transformer en une véritable usine à gaz. Notamment pour les plus petites entreprises qui n' ont pas les moyens de s’attaquer seules à de tels projets. Les plus grandes font appel à des cabinets de conseil spécialisés qui suivent leur propre méthodologie de scoring (la méthode Hays est historiquement la plus célèbre) pour attribuer un certain nombre de points à chaque poste selon différents critères, puis les catégoriser en fonction du nombre de points total.
Que vont faire celles qui n’ont pas les moyens de faire appel à ces prestataires pour se préparer à la transparence salariale ?
Il faut dire que la directive précise, à l’article 4 paragraphe 2, que les États membres devront mettre à leur disposition des outils ou des méthodes analytiques pour soutenir et guider l’évaluation et la comparaison de la valeur du travail conformément aux critères énoncés au présent article. Que prévoira la loi ? À quoi ressembleront ces outils et ces méthodes ?
C’est une question qui me passionne : si vous y réfléchissez aussi et que vous aimeriez en discuter, contactez-moi !
Ce que change la directive européenne
Est-ce que cela veut dire que les entreprises qui ont déjà mis en place une méthodologie de pesée de postes sont parées pour l’ère de la transparence ?
Pas forcément. Car la directive européenne vient donner un coup de pied dans la fourmilière. Plus particulièrement, l’Article 4 « Même travail et travail de même valeur » précise les critères qui devront forcément être pris en compte par les entreprises pour établir leurs catégories de postes.
Ces critères devront être objectifs, non sexistes et inclure :
- Les compétences
- Les efforts
- Les responsabilités
- Les conditions de travail
Lors du dernier webinar organisé par Figures, j’ai pu en discuter avec Ludovic Wolff, directeur Rewards & Employee Share Plan chez Alixio. Ludovic aide les entreprises à se préparer à l’entrée en vigueur des nouvelles lois sur la transparence. Il considère qu’il faudra chercher, dans les systèmes de classifications existants, les manières dont les critères de la directive apparaissent. Et s’assurer que la méthodologie choisie correspond bien aux conditions de la directive.
Il précise toutefois que ces critères, qui sont imposés à toutes les entreprises, pourront être pondérés librement selon la politique salariale de chacune. Il est aussi possible de leur ajouter d’autres critères, pourvu que ceux-ci soient objectifs et non-sexistes.
Pour éviter les écarts trop importants et injustifiables, il faudra peut-être aller au-delà des systèmes de classification existants pour éviter la massification des emplois dans une même catégorie. On pourra, en s’appuyant sur les critères de la directive, aboutir à un niveau de granularité plus fort.
En bref, il faudra qu’aucun écart salarial ne soit injustifié.
Tirer la pelote de laine, encore et encore
D’autant plus que la directive entérine le droit à l’information des salariés: ceux-ci pourront exiger de leur employeur de connaître l’écart entre leur rémunération et celle de leurs collègues au même poste, ou, donc, à un poste de valeur égale. Beaucoup d’employeurs vont répondre à ces demandes en comparant la rémunération de ces employés avec celle des employés au même niveau de poste.
Première conséquence directe : il va falloir communiquer aux employés leur niveau de poste, ou job grade actuel.
Ce n’est pas anodin ! Personnellement, je n’ai jamais connu mon job grade lors de mes premières expériences professionnelles en grand groupe. Comme l’écrasante majorité des salariés, en fait. L’opacité dans ce domaine là, comme dans celui de la rémunération, est très souvent la norme. Cela va changer, et à vitesse grand V.
Ce n’est pas tout. Les salariés n’auront pas à se contenter de cette première réponse et pourront demander pourquoi ils ont été placés dans telle ou telle catégorie : pourquoi un poste de directrice de communication serait du même niveau que celui d’un manager d’équipe de développement, par exemple ?
Et ce ne sont pas seulement les employés qui se poseront ces questions.
Dans le décret récent de la Fédération de Wallonie qui transpose la directive dans le droit belge, il est impératif pour tous les employeurs de faire valider leur méthodologie de classification des postes par leurs représentants du personnel. Je suis prêt à parier qu’une mention similaire se trouvera dans la transposition en droit français. Il faut donc s’attendre à ce que la méthodologie de classification soit, elle aussi, interrogée. Pour les entreprises, cela peut ressembler à une boîte de Pandore qu’elles n’ont aucune envie d’ouvrir.
On peut d'ailleurs se demander si la pesée des postes ne recrée pas elle-même, des biais sexistes : a-t-on tendance par exemple à survaloriser les métiers très techniques ? Ces métiers sont plus souvent occupés par des hommes pour des raisons sociologiques et d’éducation qui dépassent les entreprises. Une étude récente montre, par exemple, que les filles décrochent des matières scientifiques dès la première année de l’école primaire.
Est-ce qu’une survalorisation des compétences techniques ne favoriserait pas donc une inégalité de rémunération structurelle entre les hommes et les femmes ? Si les postes faisant appel à ces compétences sont surévalués, et donc classifiés plus haut dans la hiérarchie des postes, les fourchettes de salaire associées seront de facto supérieures à celles des métiers moins techniques.
Et est-ce que les entreprises peuvent agir, à leur échelle, pour corriger ce biais ? En tout cas, ce n’est pas une question qu’elles pourront contourner. Par exemple, en 2010, la jurisprudence a acté l’égalité entre une responsable ressources humaines et un directeur financier.
En 2024, la directive européenne stipule que « les compétences non techniques pertinentes ne sont pas sous-évaluées. » (article 4, paragraphe 4). Une façon de compenser la ségrégation professionnelle horizontale qui pousse les femmes vers des métiers moins techniques ?
Mais, si on s’oriente dans la direction d’une équité interne qui gomme les différences de rémunération entre les métiers plus ou moins techniques, comment ne pas s’éloigner de la réalité d’un marché, qui lui, fait cette différence ?
Reprenons l’exemple de la jurisprudence mentionnée ci-dessus. D’après nos données Figures, un.e responsable RH gagne moins qu’un.e responsable Finance en France. Que vont choisir les entreprises ? Refléter la réalité du marché, même si elle peut être biaisée, ou réaligner en interne la rémunération de rôles jugés équivalents en valeur ?
C’est ce que je trouve particulièrement passionnant dans le domaine de la rémunération : chaque question que l’on se pose au quotidien nous pousse à tirer la pelote de laine. On en arrive vite à des considérations qui dépassent le cadre de nos fonctions ou même de nos entreprises et qui questionnent la société dans son ensemble.
En tout cas, moi, cette question de ségrégation professionnelle horizontale et la valorisation des métiers féminisés me passionnent.
J’aimerais y consacrer une newsletter entière, dites-moi si cela pourrait vous intéresser - et si vous voulez en discuter directement, ma boîte mail est toujours ouverte !
Pour continuer la conversation
Une sélection de contenus pour nourrir la réflexion. N’hésitez pas à m’envoyer les articles qui vous ont semblé intéressants !
Un salaire égal pour un travail de valeur égale - Séverine Lemière, Rachel Silvera - La vie des idées
Séverine Lemière et Rachel Silvera sont maîtresses de conférences spécialistes des problématiques de genre et, plus particulièrement, les valeurs comparables des emplois. Elles formulent une proposition pour une évaluation non discriminante des emplois à prédominance féminine ou masculine.
Prêts pour la Directive européenne sur la transparence des rémunérations ? 5 Questions à vous poser - Figures - Webinar
Un webinar Figures où j’ai eu le plaisir de discuter avec Ludovic Wolff, notamment de la question de la catégorisation des postes.